"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


dimanche 5 octobre 2008

Le tact des Anciens


Pour revenir à ce dont je parlais ce matin dans mon article "La politesse intellectuelle".
Prenons La République de Platon. On sait que ce dialogue porte sur le thème de la justice, de la juste organisation de la Cité etc. Et bien, le tout début de ce livre nous donne une idée de ce tact intellectuel dont je parlais ce matin, même si ici il ne s'agit pas de maïeutique. Pour bien le saisir, il faut savoir que le sens, dans les dialogues de Platon, ne réside pas seulement dans les thèses défendues par les différents interlocuteurs, mais dans la dramaturgie elle-même de l'entretien: le moment où tel ou tel personnage entre en scène ou quitte la conversation, l'histoire, l'âge, le rang etc. de ce personnage, son caractère, sa façon de s'exprimer (la violence de Thrasymaque etc.). Autrement dit, les dialogues de Platon réalisent à leur façon, avec 2500 années d'avance, cette "comédie intellectuelle" (sur le modèle de la Comédie humaine de Balzac ou de la Divine comédie de Dante) que Paul Valéry appelait de ses voeux (dans Tel quel je crois).
En tant que tels, les dialogues platoniciens sont justiciables d'une herméneutique de type biblique, laquelle doit s'attacher à saisir, au-delà des simples thèses énoncées, la signification des moindres détails dramaturgiques dans l'économie du texte.
Or La République commence par une conversation entre Socrate et Céphale, un vieil homme juste et droit. Les deux hommes en viennent à parler de la justice, sur quoi Socrate se montre insatisfait de la définition qu'en donne Céphale. A ce moment-là, Platon nous montre Céphale quittant la conversation pour aller offrir des sacrifices aux dieux et instituant son fils Polémarque, présent, comme son "héritier" dans l'entretien.
Que signifie le fait que Céphale quitte la scène avant que la recherche sur la nature de la justice qui occupera les dix livres de La République commence effectivement?
C'est que Céphale est un homme juste, mais il l'est pour ainsi dire naturellement, de façon irréfléchie. Sa conception de la justice n'est pas fondée en raison. Si le monde était peuplé de personnes comme Céphale, il n'y aurait nul besoin d'enquêter sur l'essence de la justice, mais comme on le sait, ce n'est pas le cas. Toutefois, il serait déplacé de traiter cette question en présence de Céphale: une telle discussion ne pourrait que jeter le trouble dans l'esprit du vieil homme, sans rien ajouter à sa justice naturelle. Voilà pourquoi c'est en son absence que le dialogue se tiendra.
C'est là un exemple entre bien d'autres du tact extrême des Anciens.

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