"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


samedi 18 avril 2009

L'Angoisse à canaliser

C'est sous ce titre de "L'Angoisse à canaliser" que je lis dans un numéro de 24 heures daté de 1997 l'article suivant: "Le Conseil communal de Granges-près-Marnand devrait, lors de sa séance du 12 mai, autoriser la Municipalité à emprunter 210 000 francs pour le financement des travaux de réfection des captages de la source de l'Angoisse." Il y a donc quelque part en Suisse romande une rivière appelée Angoisse et à la source de laquelle on procède même à des captages. On ne voit de ces choses-là que dans les pays protestants.
La "carte du Tendre" telle que l'avaient dressée nos précieux du XVIIe siècle comptait au pire un "lac d'Indifférence" , mais une rivière Angoisse...

lundi 30 mars 2009

Staff ride

On peut lire dans le numéro de Libération d'aujourd'hui un reportage très intéressant consacré à ce que les Américains appellent des staff rides. Il s'agit d'exercices de formation destinés à des officiers, consistant à se rendre sur le champ d'une bataille du passé dont on a préalablement étudié l'histoire pour revivre sur le terrain de façon minutieuse le déroulement des combats, en vue d'en tirer des enseignements du point de vue stratégique, tactique, opérationnel etc.
Il s'agit d'un usage intéressant de l'histoire à des fins de formation, l'histoire étant conçue comme la rencontre entre la théorie et la pratique, la mise à l'épreuve de la théorie etc.

Hasta siempre comandante

Le culte dont Guevara fait l'objet me tape passablement sur les nerfs en général, mais j'avoue qu'il est assez amusant de découvrir, bien en vue dans la vitrine d'une luxueuse caves à cigares de Genève, dont on devine qu'elle a pour chalands les nantis de tous les continents qui séjournent sur les rives du Léman, de gros coffrets de havanes à l'effigie du "Che" et portant en grosses lettres le slogan "Hasta la victora siempre"...

mercredi 25 mars 2009

Hitchcock forever

I watched - for the umptenth time but with the same pleasure as always - The Man Who Knew Too Much on TV yersterday evening. This is really great art. Nothing is left to chance here, which I think is somehow what a real work of art is or should be about. Not a picture, no one scene is unnecessary, the same way as not a word, no one brushstroke etc. is out of place in a good book, painting etc. Each picture, each scene makes sense both for itself and within the general context of the whole film.

mardi 24 mars 2009

To my readers (if I have any)

As of today I will be writing some of the articles in this blog in English. This is a move I have been pondering for some time now. Let me explain why.
Well, one obvious reason is that, like it or not, English has become a de facto world language. Which means that, by using it, I am able to reach a wider audience. Don't get me wrong: reaching a wider audience does not mean anything quantitative to me, I am not interested in having millions of people reading me, I am only interested in having the right people (i.e. people I share something with) doing it and reacting to what I write. Now, by using a language more widely spoken than French, I increase - this is a matter of statistics - the probability that this can happen. The point is that I have been experiencing lately (lately meaning more or less since the day I was born...) a strong feeling of intellectual loneliness, and widening the audience of this blog might be an opportunity for me to get in touch with some matching souls, so to speak.
Another reason why I have decided to write articles in English is the sheer difficulty of doing so, which makes the whole thing a kind of challenge for me. Writing in a foreign language forces you to be more accurate and substantial, as you cannot resort as easily as in your native language to all the linguistic tricks usually used to conceal a lack of real thought.
Anyhow, for the time being I plan to write only some of the articles in English. I will decide at a later stage whether to switch altogether to English or to start a new blog in that language.

Parallèle

Le pouvoir communiste en URSS et en Chine, pour ne parler que de ces deux pays, a fait preuve vis-à-vis des masses paysannes et des peuples périphériques d'une condescendance qui rappelle par bien des côtés celle des puissances coloniales européennes envers les peuples colonisés.
Même conviction d'incarner la modernité et d'avoir pour mission de sortir de leur arriération supposée des populations dont on pense savoir mieux qu'elles-mêmes quel est leur bien, dont on est déterminé à faire le "bien" malgré elles voire contre elles s'il le faut.
Le parallélisme est frappant sous bien des aspects, et je crois qu'on peut y voir deux faces d'un même phénomène, celui de la modernisation et de ses pathologies.
Notons d'ailleurs que ce parallélisme pourrait s'étendre à l'attitude des Etats occidentaux vis-à-vis de leurs propres populations au cours du XIXe et du XXe siècle.
Tout cela pour dire que le communisme, au bout du compte, n'aura été ni l'incarnation du Bien qu'il se voulait, ni l'incarnation du Mal que ses adversaires ont voulu y voir, mais, bien moins théologiquement, une certaine modalité d'accès à la modernité.
(Modernité devant s'entendre ici sans jugement de valeur ni positif, ni négatif, comme processus complexe de centralisation politique, rationalisation économique, industrialisation, urbanisation etc.).

La famille Gramsci en Russie

J'ai trouvé à Milan un livre qui vient de paraître chez Mondadori sous le titre La Famiglia Gramsci in Russia. L'auteur en est le journaliste Giancarlo Lehner, ancien directeur de L'Avanti, le quotidien du PSI.
Or, dès la préface, je suis profondément irrité. Lehner y raconte comment Gramsci, alors qu'il multilpliait les démarches auprès des autorités pour sortir de prison, aurait été lâché par Togliatti, la direction du PCI en général, le Komintern et l'URSS, pour qui un Gramsci prisonnier puis mort en prison aurait été d'un bien meilleur rapport en termes de propagande qu'un Gramsci libre etc.
Ce n'est pas la relation de ces faits, bien entendu, qui est à l'origine de mon irritation. Il semble établi depuis longtemps que l'attitude du PCI, du Komintern et de Staline dans l'affaire Gramsci a été pour le moins équivoque, et on conçoit fort bien que la stature intellectuelle et la forte personnalité de Gramsci n'aient pas été pour plaire à Staline etc.
Ce qui m'irrite, ce n'est donc pas que l'on parle de cela, et j'aimerais même en savoir plus, et il se peut que le livre de Lehner jette au bout du compte une certaine lumière sur cette affaire.
Mais le ton sur lequel il écrit est proprement insupportable. Il relève plus de la polémique, voire du pamphlet, que l'enquête historique sobre. Et ce faisant, il dessert son propos.
Il s'agit là d'un phénomène que j'ai eu bien souvent l'occasion d'observer. Lehner, comme je l'ai dit plus haut, est un ancien du PSI (lequel a sombré corps et biens dans les procès des années 90 connus sous le nom d'opération Mains propres).
Or le PSI des années 70 et 80, après le tournant imprimé par Bettino Craxi au milieu des années 70, était avant toute chose anticommuniste, à un point qu'on peine à imaginer.
Certes, cela pouvait s'expliquer en partie par le fait que le PCI avait longtemps été hégémonique dans la gauche italienne, non seulement parce qu'en termes de suffrage il dominait largement le PSI, mais parce qu'idéologiquement le PSI, encore confusément révolutionnaire dans son projet jusqu'au tournant de Craxi, était en quelque sorte une pâle copie du PCI.
Le tournant de Craxi avait consisté précisément dans une rupture avec le projet révolutionnaire, dans l'acceptation de la démocratie occcidentale et du marché comme horizon d'action.
Bref, il avait marqué une rupture d'avec la sujétion précédente du PSI vis à vis du PCI, et on pouvait comprendre par conséquent l'existence de débats vifs entre l'un et l'autre partis.
Mais cela n'explique pas pour autant la haine, je dis bien la haine que les socialistes des années 80 vouaient aux communistes, au point que beaucoup de dirigeants socialistes ont préféré, dans le nouveau paysage politique qui a surgi après la chute de l'URSS et les affaires de corruption du début des années 90, rejoindre les rangs de Berlusconi que de s'allier avec les anciens communistes. Cette haine, dont on n'a pas l'exemple en France entre socialistes et communistes, demeure une énigme pour moi.
Toujours est-il qu'elle affleure à chaque page de ce livre de Lehner, au détriment, comme je le disais, des thèses mêmes qu'il se propose de soutenir. Car rien n'irrite plus dans un livre d'histoire que le ton du procureur.
Cela dit, je passerai outre cette irritation pour voir ce que Lehner a d'intéressant à dire car, quels que soient les sentiments qui ont dicté ses recherches, son livre semble intéressant, d'autant plus qu'il contient les journaux inédits de la belle-fille et de la petite fille de Gramsci, un témoignage certainement intéressant sur le sort de cette famille soviétique atypique et sur l'URSS de l'époque.

Une belle citation de Jules Renard

Dans le numéro d'hommage à Ramuz de la NRF paru en juillet 1967, que je viens de trouver dans une librairie d'occasion, figure une lettre inédite de Jules Renard à Ramuz, dans laquelle le premier remercie le second d'un article élogieux qu'il a consacré à Ragotte.
J'y lis cette remarque, que je trouve très juste et très profonde: "Vous dites bien qu'il n'y a de vulgaire que l'esprit. Comment les choses le seraient-elles?"

Valise en carton

A mon retour de Milan samedi, j'ai pour compagnon de voyages cinq Italiens - deux couples et un homme - qui composent à eux tous un magnifique échantillon de l'immigration italienne en Suisse dans les années 60. Ils sont tous cordiaux et diserts et la conversion s'engage immédiatement.
Le premier couple est formé d'un campanien et de sa femme, originaire de Brescia, tous deux octogénaires (lui a 84 ans). Il est arrivé en Suisse, dans le canton de Genève, comme ouvrier agricole saisonnier à la fin des années 50, puis il a trouvé du travail dans l'industrie horlogère, où il est resté jusqu'à l'âge de la retraite. Ils vivent encore à Genève, ils reviennent de Brescia, où ils ont été voir de la famille.
Le deuxième couple, dans les 65 ans, est formé de deux Siciliens de Catane. C'est lui qui était arrivé le premier en Suisse, dans le canton de Berne, pour travailler comme maçon, dans les années 60.
Elle est ensuite venue l'y rejoindre, ils y ont vécu jusqu'à leur départ en retraite. Ils sont maintenant revenus en Sicile. Ils se rendent à Berne pour voir leurs trois enfants adultes, qui eux vivent encore en Suisse.
Enfin l'homme seul est un Calabrais, lui aussi dans les 65 ans, arrivé dans les années 60, aujourd'hui à la retraite, qui vit dans la région de Gruyère. Il est venu en journée à Milan pour y faire des emplettes de produits italiens et, dit-il, pour le plaisir d'y entendre parler l'italien, ne serait-ce que quelques heures.
Il est intéressant de les entendre parler de leur expérience de l'émigration, qu'on ne peut s'empêcher de mettre en parallèle avec la condition actuelle des immigrés dans nos pays.
Tous s'accordent sur la dureté de la Suisse de l'époque vis-à-vis des immigrés.
La femme de Catane raconte comment les autorités suisses exigeaient alors un délai de 18 mois avant qu'un travailleur immigré puisse faire venir ses enfants, et que c'est donc clandestinement qu'elle fit entrer sa fille avant l'expiration de ce délai, quitte à faire un nouvel aller-retour le moment venu pour la faire entrer légalement.
Le Calabrais est particulièrement amer sur le compte des Suisses en général, qu'il trouve froids et distants. Il dit avec une tristesse qui fait presque peine à voir qu'en 50 ans de vie en Suisse, il ne s'est pas fait un ami. Je lui demande si c'est uniquement pour des raisons économiques qu'il s'est établi en Suisse et si, au cas où il aurait eu le choix, il serait resté vivre en Calabre: il me répond que cela ne fait aucun doute. Il parle ensuite de la tristesse qu'il éprouve à constater que ses propres enfants, élevés ici, sont devenus à leur façon un peu suisses, capables eux aussi de froideur et de distance.
La dame de Brescia, sans manifester la même amertume, souligne que tous leurs amis à Genève sont des immigrés italiens. Mais elle et son mari semblent se plaire en Suisse. Lui parle d'ailleurs dans d'excellents termes des chefs et des patrons qu'il a eus en Suisse. Il les trouve bien plus respectueux que les patrons italiens.
Ils parlent ensuite de leurs pensions de retraite, des avantages respectifs des régimes suisse et italien, des formalités qu'il a fallu remplir, s'agissant du couple revenu au pays, pour percevoir en Italie la pension suisse etc.
C'est vraiment la génération des immigrés à la valise en carton, et c'est très instructif de les écouter parler.

Milan au printemps

J'ai fait un petit tour à Milan en journée samedi. Trois heures aller, trois heure retour par le train, ça peut sembler long, mais un bon livre à l'aller, des compagnons de voyage intéressants au retour, et on ne voit pas le temps passer.
Mon ami Daniele (venant de Mantoue) et moi nous étions donné rendez-vous à Milano Centrale.
Le temps magnifique se prêtait parfaitement à cette petite flânerie printanière,.
Nous avons déjeuné dans les jardins du Muséum d'histoire naturelle, puis sommes montés en haut du Dôme, ce que ni l'un ni l'autre n'avions jamais fait. On y jouit d'une belle vue, même si on ne domine pas la ville autant que d'en haut du Sacré-Coeur à Paris, où la hauteur de la colline de Montmartre vient s'ajouter à celle de la basilique.
La contemplation du Dôme me fait dire à Daniele, dans une formule controuvée que n'aurait pas dédaignée le Malraux historien de l'art, que le style flamboyant est un peu le baroque du gothique.
Après notre ascension et la descension subséquente, nous allons fouiner dans les rayons de la librairie Il Libraccio, où je trouve quelques bouquins intéressants.
Nous rejoignons ensuite à pied la gare, où nous prenons chacun le train nous emmène vers notre domicile.
Une belle journée milanaise, qui me réconcilie avec cette ville au sujet de laquelle j'avais nourri jusqu'ici un préjugé tenace (ville grise, entièrement consacrée au business etc.).

vendredi 20 mars 2009

na sdarovie

Hasard des lectures: j'ai lu hier soir un petit texte mineur de Balzac intitulé Traité des excitants modernes. C'est un écrit à vrai dire sans grand intérêt, dans lequel Balzac adopte ce ton grand seigneur et péremptoire qui amuse dans ses romans (parce que, s'introduisant avec ses gros sabots dans le fil du récit, l'auteur semble comme à plaisir faire la nique par anticipation à Flaubert et à sa doctrine du narrateur effacé etc.), mais qui, réduit à lui-même, laisse plutôt froid.
Toujours est-il que je lis dans le texte en question, au chapitre consacré à l'eau-de-vie, la formule suivante: "J'appelle la Russie une autocratie soutenue par l'alcool".
Or, hasard des lectures comme je le disais, je lisais cet après-midi dans un texte d'une toute autre nature (Everyday Stalinism, sous-titre à rallonge : "Ordinary life in extraordinary times: Soviet Russia in the 1930's", de Sheila Fitzpatrick) que, après une période de quasi prohibition, en 1930 Staline décida de relancer la production à grande échelle de vodka - qui devait bientôt en conséquence de cette décision représenter un cinquième des revenus de l'Etat -, motivant ce changement de politique dans une note écrite à l'attention de Molotov en septembre 1930 par l'imminence d'une attaque polonaise et donc la nécessité pour l'Etat d'augmenter ses recettes pour accélérer son armement. J'avais déjà raconté dans un billet écrit il y a quelques mois de Moscou comment le régime tsariste durant la Première Guerre mondiale puis Gorbatchev pendant la perestroïka avaient tenté d'introduire des mesures prohibitionnistes en Russie: on sait ce qu'il advint de l'un comme de l'autre.
Ajoutons à cela qu'on parlait beaucoup dans les journaux russes à l'automne des velléités du pouvoir actuel de réglementer plus sévèrement la vente d'alcool et d'adopter des politiques de désintoxication obligatoire pour les alcooliques.
Poutine et Medvedev ne savent pas à quoi ils s'exposent, et ils ignorent apparemment la maxime balzacienne.
L'opium du peuple: la formule doit s'interpréter parfois dans un sens plus littéral qu'il n'y paraît.

Le mythe de la Renaissance italienne

Dans un article consacré à Vasari paru dans Le Monde en 1950 et repris dans un recueil publié aux Editions de Fallois en 1992, André Chastel, tout en jugeant spécieuse la thèse de l'historien de l'art Courajod selon laquelle le prestige de la Renaissance serait en grande partie le résultat de la propagande efficace des historiens d'art de la Péninsule et que, s'il avait eu des chroniqueurs aussi efficaces qu'un Vasari, l'art français des XIVe et XVe siècle jouirait aujourd'hui d'un prestige égal, tout en jugeant cette thèse spécieuse, disais-je, n'en affirme pas moins que l'Italie, dans le domaine artistique, a très tôt montré un souci de l'histoire, un "appel à la gloire", qui "a vivement stimulé artistes et mécènes avant d'imposer à la postérité consentante une image tyrannique mais puissante de la supériorité de la Renaissance au-delà des Alpes".
Bref, tout en jugeant peut-être un peu extrême la thèse de Courajod, Chastel la fait quand même sienne en partie: c'est au talent et à l'efficacité de ses chroniqueurs que la Renaissance italienne doit une partie au moins du prestige incomparable dont elle jouit aujourd'hui encore.
Venant du meilleur historien de l'art italien que la France ait connu au siècle dernier, et d'un esprit absolument fermé à toutes les mesquineries que les petites jalousies nationales peuvent dicter, cette constatation me semble importante.
D'abord parce qu'elle nous rappelle, de façon générale, que la hiérarchie des valeurs dans les arts est le produit d'une histoire, qu'il importe de faire.
Ensuite, parce que, sur la question spécifique de la Renaissance italienne, elle permet de remettre un peu les pendules à l'heure. Je crois en effet qu'il existe un mythe de la Renaissance italienne, qui est certes né en Italie même et qu'aujourd'hui encore les Italiens se plaisent à entretenir, mais qui doit aussi beaucoup à des étrangers: premiers touristes anglais et allemands du Grand tour, ou historiens comme Burckhardt etc.
Or, à bien y regarder, la Renaissance italienne dans presque tous les domaines ne tient pas forcément la comparaison avec les productions contemporaines d'autres pays: la peinture italienne, manque parfois de profondeur comparée à la peinture flamande etc. La littérature italienne de la Renaissance peut être creuse et redondante. La philosophie italienne de la Renaissance est plutôt superficielle soit qu'on la compare avec la philosophie scolastique qui la précède, jargonneuse mais solide quoi qu'on dise, et qui avait atteint dans des domaines tels que la logique un degré de raffinement technique assez incroyable (avec Ockham, Duns Scot), soit qu'on la compare encore avec une oeuvre substantielle de la Renaissance française comme les Essais de Montaigne.
Bref, la Renaissance italienne, même si elle marque sans aucun doute une époque importante dans l'histoire de l'art européen et mondial, n'est pas, artistiquement parlant, cet absolu qu'on a voulu y voir Son importance réside beaucoup plus, à mon avis, dans l'idéal d'un certain art de vivre qui l'anime tout entière et qui se manifeste dans tous les arts etc.

mercredi 18 mars 2009

Encore sur la fraternité

Pour en revenir à la fraternité, qui était le thème de mes deux billets très elliptiques d'hier, il y a un aspect que j'ai négligé de mentionner et qu'il vaudrait pourtant la peine d'explorer: celui des liens entre l'idéal de la fraternité et la philia antique.
Il faudrait aussi rappeler que ce même idéal de fraternité comme forme supérieure du lien social est bien mal en point à une époque comme la nôtre ,qui doit parer au plus pressé dans bien des cas pour assurer l'existence même d'une forme minimale de lien social (je pense à tous ces travailleurs sociaux et autres occupés à "tisser du lien social" dans les quartiers dits difficiles etc.)
La fraternité serait à mes yeux la valeur qui pourrait permettre à la Gesellschaft - la société moderne, faite d'individus atomisés - de retrouver un peu de la cohésion de la Gemeinshaft - la communauté organique prémoderne.

Excursions mentales

En relisant mes deux derniers billets d'hier je m'aperçois que certains de mes textes présentent un tel degré de généralité qu'ils en finissent par ne plus vouloir dire grand chose, ou par vouloir tout dire - ce qui en définitive revient au même.
Mais cela tient à la nature même de ce blog: j'y consigne depuis le début un peu tout ce qui me passe par la tête, le tout-venant de mes cogitations ; j'y tiens le registre, pour parler comme Chateaubriand, de mes "excursions mentales". Cela prend parfois une forme assez élaborée, quand j'ai les idées assez claires, mais cela peut prendre aussi une forme plus brute quand la pensée se cherche encore. Il s'agit alors de notes griffonnées pour mémoire, que je me réserve de développer le moment venu, si tant est que cela en vaille la peine.


mardi 17 mars 2009

Voie de disparition

A propos de ce que je disais dans le message précédent de formes de sociabilité que l'évolution de notre société a eu pour effet de faire disparaître en quelques décennies seulement: il est étrange, si l'on y pense, qu'au nom de l'écologie nous nous apitoyions, à juste titre certes, sur le sort de telle espèce animale ou végétale "en voie de disparition", alors que personne ou presque ne se soucie du fait que des formes de vie humaine millénaires sont irrémédiablement détruites du fait de l'uniformisation sociale dont s'accompagne la modernisation. Or c'est avant tout sur ces formes de vie que les effets de la modernité exercent leurs effets ravageurs, à tel point qu'on peut se demander si les autres méfaits de notre société ne sont pas simplement une conséquence de cette mutation anthropologique, pour emprunter à Pasolini l'une des notions qui devait devenir centrale dans ses écrits des dix dernières années de sa vie.

Fraternité

Je parlais de fraternité dans le billet précédent.
Des trois valeurs qui forment la devise républicaine et que nous avons héritées de la Révolution, c'est certainement la plus difficile à définir.
Longtemps je l'ai considérée comme dangereusement utopique et propre à engendrer des effets opposés à ceux qu'elle se propose d'atteindre.
Pourtant, j'en viens à penser que c'est peut-être la notion la plus féconde pour penser une société enfin réconciliée, dont la liberté et l'égalité ne seraient que les conditions.
Je ne veux pas parler d'une fraternité frelatée comme celle que nous donnent à voir certains épisodes de la Révolution française, et où le commandement semble être: "Sois mon frère ou bien meurs!".
Je parle d'une fraternité qui, tout en ne refusant pas à chacun bien entendu le droit d'être lui-même et demener sa propre vie selon son désir, romprait avec ce quant-à-soi bourgeois que le développement de la société industrielle au cours des derniers décennies a fait s'étendre à l'ensemble de la société, quelques marges exceptées.
Alors qu'il existait auparavant, dans les classes populaires, des formes de sociabilité qui préfiguraient ce que pourrait être une fraternité authentique.

Orwell et la Guerre d'Espagne

Il y a 70 ans cette année, comme je le disais il y a quelques jours, Franco triomphait.
Pour rendre hommage à tous ceux qui tombèrent en combattant pour la République et pour plus de justice, quoi de mieux que ce livre d'Orwell intitulé, justement, Homage to Catalonia.
Je le relis en ce moment. Certes, ce n'est pas un livre d'histoire, juste un témoignage d'un contemporain, avec ce que cela peut avoir de partiel et de partial.
Mais quand le témoin a l'acuité d'Orwell, cela vaut mieux que bien des ouvrages d'historiens.
Il est émouvant de voir comment Orwell, tout en restant très lucide sur les manquements organisationnels du côté républicain, adhère par le coeur et par l'esprit à la lutte de ces hommes pour leur liberté et leur dignité. On est frappé par l'affection authentique qu'il montre pour ces hommes et ces femmes qui semblèrent, quelques années durant, dans la lutte partagée contre la haine des forces réactionnaires, avoir réalisé l'idéal de fraternité, pour ce petit peuple se sentant enfin maître de son destin et discutant de façon enthousiaste et brouillonne de son avenir.
Ce qui est le plus frappant c'est la façon dont Orwell se montre sensible à l'égalité qui règne dans les rangs républicains et qui se veut pour beaucoup comme une préfiguration de l'égalité socialiste.
Car Orwell, tout en se montrant partout intransigeant sur la question de la liberté, notamment la liberté de penser et de publier, même quand il s'agit de pensées qu'il ne partage pas (bien des articles publiés dans Tribune, que l'ai lus récemment en témoignent) n'en professe pas moins un égalitarisme radical qui ferait se dresser les cheveux sur la tête à bien des gens de gauche de nos jours. Son socialisme, pour n'être pas marxiste, pour n'être pas en général très théorique, n'en est pas moins radical, ce qui ne l'empêchera pas, comme on sait, de dénoncer la dérive totalitaire du stalinisme avec une efficacité sans pareille.

Gained in translation

Je me suis procuré il y a quelque temps de ça un recueil, publié dans la collection Bouquins, des principaux ouvrages que le folkloriste Anatole Le Braz a, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, consacré aux légendes bretonnes. Ce recueil est précédé d'un texte magnifique dans lequel Le Braz présente la Bretagne, ses paysages, ses habitants etc.
Il y cite Pline l'Ancien qui aurait donné de la Bretagne la définition suivante, que je trouve belle: "péninsule spectatrice de l'Océan". Renseignements pris toutefois (grâce aux bons offices de mon ami Daniele, à qui j'avais demandé de me retrouver le texte original de Pline), Le Braz tient cette citation de Chateaubriand, qui aurait commis un contresens dans sa traduction de Pline. Qu'importe, si cela nous a donné une définition poétique de la Bretagne.
La beauté ne s'atteint souvent qu'au prix de contresens.
(Je suis d'humeur gnomique ce soir)

History is on the move again

Je ne sais plus quel écrivain de l'ex Yougoslavie disait, à propos de l'histoire mouvementée de sa région, que les Balkans étaient tellement riches en histoire qu'ils pourraient en exporter.
La Suisse semble inversement être à première vue un pays sans histoire, dans tous les sens de l'expression. Et pourtant il m'aura été donné d'être aux premières loges pour assister à un événement proprement historique à l'échelle helvétique: la fin du secret bancaire. (On a l'histoire qu'on peut). C'est (presque) comme si l'on avait annoncé l'abolition du chocolat ou l'interdiction de l'alphorn. Les traditions se perdent, décidément.

lundi 16 mars 2009

Money money money

Je travaille en ce moment sur des affaires qui sont la conséquence du scandale Madoff.
On n'a pas idée de l'embrouillamini financier et juridique qui se cache derrière ce scandale.
Madoff concentrait entre ses mains un tas de fonctions que le simple bon sens exigerait normalement de séparer rigoureusement. Un certain nombre de ses clients le savaient, mais ne s'en souciaient pas, tant le nom de Madoff était prestigieux sur la place financière. C'est donc en connaissance cause qu'ils s'exposaient au danger.
Mais d'autres clients, je parle des souscripteurs de certains produits financiers complexes commercialisés en Europe par des banques prestigieuses ou autres établissements financiers, se sont fait avoir jusqu'à l'os tout en étant convaincus qu'ils avaient souscrit des placements de bon père de famille.
Car par une série d'escamotages dont les différents intermédiaires étaient tous, sinon complices, du moins conscients, les fonds de Madoff étaient offerts en Europe sous l'aspect rassurant des fonds dits harmonisés, autrement dit de produits financiers répondant aux critères minimaux de transparence édictés par la réglementation européenne, au nombre desquels notamment la distinction rigoureuse entre le gestionnaire et le dépositaire. Cela veut dire tout bonnement que les autorités de surveillance de certains pays européens n'ont pas fait leur devoir, bref que les autorités de surveillance n'ont pas surveillé.

De ma fenêtre

Dans le lointain à ma gauche, en d'autres termes au sud-est, le hérissement des cimes enneigées des Alpes: montagnes grandioses, montagnes sublimes ; on pourrait presque dire, comme on dit Bretagne bretonnante : montagnes montagnantes.
Dans le lointain à ma droite, c'est-à-dire au sud-ouest, le modeste épaulement des premiers contreforts du Jura se découpant sur un couchant de carte postale.
Face à moi, plein sud, ce même couchant de carte postal infusant ses rougeoiements choisis dans le Léman étal.
Pour compléter le tableau, un petit personnage (un peu à la façon de ces figures humaines minuscules qui, dans les tableaux de Caspar Friedrich, semblent avoir pour seule fonction d'indiquer l'échelle du paysage), debout sur le balcon, un verre de Fendant à la main: moi.
A la vôtre.

dimanche 15 mars 2009

A son corps défendant

Je parlais dans le billet précédent de ces contingences corporelles qui peuvent en quelque manière interférer avec notre fruitio, pour employer un beau terme de latin médiéval, des oeuvres artistiques. Qui n'a pas été pris par exemple d'une soudaine et impérieuse envie de faire pipi au beau milieu d'une exposition de peinture? C'est comme si notre corps, alors même que nous sommes occupés à une activité toute spirituelle, prenait plaisir à se rappeler à notre bon souvenir ; c'est comme si notre condition d'êtres incarnés, faillibles, peccables nous était tout à coup jetée au visage, comme les traités de morale d'autrefois se plaisaient à le faire.
On se retrouve tout bête à abandonner la contemplation d'un Rembrandt pour chercher anxieusement le pictogramme des toilettes.
L'expérience inverse peut se présenter. Il peut arriver qu'occupés à une activité toute corporelle nous soyons ramenés, à notre corps défendant pour ainsi dire, à ce qu'il y a de spirituel ou pour le moins d'intellectuel en nous. Il m'est arrivé par exemple, au cours de coïts un peu longuets et, disons-le, ennuyeux, de me mettre bien malgré moi à me réciter (mentalement s'entend) mes conjugaisons allemandes.
Mais probablement s'agissait-il, à bien y réfléchir, de mauvais bons coups.

Mésaventures du moi culturel

C'est entendu, comme je le disais dans le billet précédent, il existe de bad good books et, de façon plus générale, dans tous les arts, de bad good works, en d'autres termes des oeuvres dont la tradition, la critique etc. nous disent qu'il s'agit de chefs-d'oeuvre, mais dont nous finissons par nous avouer (non sans quelques tourments et sentiments de culpabilité, tant la pression de la tradition et du bon goût consacré peut être forte), dont nous finissons par nous avouer qu'elles nous font souverainement chier, quelque application que nous mettions à les apprécier.
Leopardi ose se demander quelque part dans son Zibaldone s'il est bien certain que nous reconnaîtrions dans l'Orlando Furioso un chef-d'oeuvre impérissable et, surtout, si nous prendrions du plaisir à sa lecture, n'était le jugement consacré par une tradition séculaire selon lequel l'Orlando Furioso est un chef-d'oeuvre impérissable à la lecture duquel il n'est même pas concevable qu'on ne prenne pas plaisir.
Pour ce qui est du cinéma, le grand Jacques Lourcelles cite dans la préface de son dictionnaire du cinéma je ne sais plus quel critique qui parlait de "classiques de l'ennui", au sujet de certains films des débuts du cinéma que chacun fait semblant d'admirer tout en mourant d'ennui à leur projection.
Le contraire peut arriver. Je n'ai vu La Règle du jeu de Renoir pour la première fois qu'à l'age de trente-cinq ans. L'avouerai-je? je m'apprêtais à le faire plus par acquit de conscience culturelle qu'autre chose. Or cinq minutes suffirent pour me faire comprendre que j'avais affaire à un chef-d'oeuvre véritable, d'une incroyable virtuosité, bref: a good good movie-picture.
Il existe des cas plus subtils. Ce sont des oeuvres dont nous reconnaissons le statut de chef-d'oeuvre, mais qui ne nous ennuient pas moins pour autant.
Je me souviens d'avoir été littéralement déchiré en voyant Breaking the Waves de von Trier au cinéma il y a une dizaine d'années de cela. J'étais tout à fait conscient que ce film était un chef-d'oeuvre, et j'en suis encore convaincu alors que j'écris ces lignes d'ailleurs, et pourtant je ne tenais pas en place sur mon siège, j'aurais voulu quitter la salle immédiatement, je ne pensais qu'à ce que j'allais manger et boire au restaurant du coin en sortant, le plus tôt serait le mieux.
Il est vrai aussi que nous ne sommes jamais un moi culturel désincarné, ce moi culturel enfonce ses racines dans notre moi tout court, lequel dépend de multiples contingences, comme la fatigue ou la faim, surtout quand, assis dans un cinéma, on se remémore les plats qui figurent au menu du restaurant d'à côté.

Good bad books

Orwell, dans le recueil d'articles parus dans Tribune au milieu des années 40 dont je parlais il y a quelques semaines, consacre un article très intéressant à une notion qu'il emprunte à Chesterton: celle des "good bad books", autrement dit des "bons mauvais livres".
Il s'agit de ces livres, je traduis Orwell, "qui n'ont aucune prétention littéraire mais qui demeurent lisibles quand des oeuvres plus sérieuses ont péri".
Ce concept de "good bad book" me semble bien utile car il est indéniable, et chacun en a fait l'expérience, qu'il existe des livres qui, bien que nous sachions pertinemment qu'ils n'appartiennent pas à la "haute littérature", ont su nous amuser ou nous émouvoir et nous laisser un souvenir durable. Alors que d'autres livres, dont les auteurs appartiennent à plein titre au Panthéon littéraire, nous laissent froids ou, disons-le, nous emmerdent carrément.
Car comme il y a des de good bad books, il y a, cela ne fait aucun doute, de bad good books.

Brigadistes internationaux suisses

On sait qu'il y a soixante-dix ans cette année le général félon Francisco Franco - aidé en cela par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, la lâcheté et les calculs à courte vue des démocraties occidentales et les menées d'un Staline décidé à mettre brutalement la gauche tout entière sous sa coupe - venait à bout des troupes républicaines légales, mettant fin à la Guerre d'Espagne et inaugurant par une répression sanglante une dictature qui allait durer quarante ans.
Je pense que c'est un anniversaire important et qu'on doit une fois encore rendre hommage à tous ces hommes et toutes ces femmes qui défendirent au prix de leur vie la légalité républicaine espagnole et les idéaux de justice sociale qui en animaient le gouvernement.
On aura beau m'expliquer par mille considérations géopolitiques que cette résistance était dès le début vouée à l'échec, je n'en tire pas moins mon chapeau à ces hommes et ces femmes qui se levèrent pour refuser les armes à la main cette prétendue fatalité.
Je l'ignorais jusqu'à maintenant mais pas moins de 600 Suisses, lisais-je récemment dans un journal d'ici, pas moins de 600 Suisses, pour les deux tiers environ membres du petit parti communiste helvétique, s'enrôlèrent dans les Brigades internationales.
A leur retour ils furent pour la plupart traduits devant les tribunaux et pour beaucoup condamnés à des peines plus ou moins lourdes, officiellement pour avoir servi dans une armée étrangère, mais en fait parce que le gouvernement suisse de l'époque, qui avait d'ailleurs reconnu le gouvernement de Franco avant la fin de la guerre civile, avait été dès le début hostile à l'Espagne républicaine.
(Disons quand même par souci d'exactitude que, pour faire bonne mesure, les quelques dizaines de Suisses ayant servi du côté de Franco furent eux aussi poursuivis, et pour les mêmes motifs).
Il a fallu attendre soixante-dix ans pour que ces anciens brigadistes soient réhabilités, par une décision récente des autorités fédérales. En effet, pendant la Guerre froide Franco, quelles qu'aient été ses compromissions avec Hitler et Mussolini, était devenu un allié, et il était hors de question de le froisser par une mesure de réhabilitation de ceux qui avaient lutté contre lui.

samedi 14 mars 2009

Flâneries printanières

Aujourd'hui c'est à Neuchâtel et à Berne que mes pas m'ont porté. Enfin, mes pas, façon de dire, les Chemins de fer fédéraux m'ont été d'un grand secours.
Que dire de Neuchâtel, que je visitais pour la première fois?
La ville a dû être charmante autrefois, et il en reste quelque chose.
Mais. Car il y a un mais. Mais, comme bien souvent en Suisse, j'y trouve un déficit flagrant d'architecture et d'urbanisme. Toute la partie qui longe le lac est, en termes d'architecture et d'urbanisme, absolument illisible. Je veux dire par là qu'il y a de nombreux espaces où l'on ne sait pas trop ni où l'on est ni à quoi ça sert.
A quoi s'ajoute que c'est ici l'un de ces cas où l'on se prend à penser qu'abstraction faite des laideurs architecturales qui ont défiguré les collines environnantes le problème ,une fois encore, n'est pas tant architectural qu'urbanistique. Quand bien même ces constructions eussent été réalisées dans le même style architectural que celui des vieilles bâtisses du centre ville, il y aurait eu de toute façon un phénomène de saturation. Car il n'y a rien à faire, il existe pour chaque site, et en particulier s'il s'agit d'un site fermé, comme l'est celui de Neuchâtel, posé au bord du lac et surplombé par un cirque de collines, il existe pour chaque site, disais-je, un maximum dans le ratio bâti/non bâti, un maximum qui est aussi un optimum. Passé ce maximum, vous aurez beau recourir aux meilleurs architectes, le sentiment de surcharge ne s'en imposera pas moins.

Flâneries printanières 1

Apparemment cet hiver, qui aura été rude, touche à sa fin. Depuis hier, il y a même du printemps dans l'air. On flâne encore plus volontiers que d'habitude.
Hier j'ai emprunté pour me rendre à pied en ville un sentier qui passe derrière le palais de Beaulieu et débouche sur une sorte de belvédère où j'aime à m'arrêter, depuis lequel on jouit d'une magnifique vue en surplomb sur l'ouest de la ville, sur le lac et sur les montagnes.
Chemin faisant, je me suis dit que, si grandes que soient leurs différences par ailleurs, Marseille, que j'ai habitée 4 ans durant avant d'arriver ici, et Lausanne ont au moins un point en commun: c'est cette topographie accidentée, qui, là-bas comme ici, réserve au promeneur des découvertes inattendues, quand tout à coup, au détour d'une rue, s'offrent à la vue des échappées qu'on n'aurait pas soupçonnées et qui renouvellent complètement l'image qu'on se faisait de la ville.
C'est ainsi que, dans la suite de ma promenade d'hier, j'ai suivi une rue disposée selon un axe est-ouest, au bout de laquelle on peut voir, vers l'est, les montagnes, qui vous donnent le sentiment d'une présence étrangement massive et proche, qu'on ne leur voit nulle part ailleurs dans la ville.

mardi 10 mars 2009

The Man Who Knew Too Much

Je pense depuis longtemps qu'il existe un titre tout trouvé pour une anthropologie de l'homme moderne: c'est celui du film d'Alfred Hitchcock, L'Homme qui en savait trop.
On peut penser en effet, et en très bonne compagnie (Leopardi par exemple, dont je viens de relire les Operette morali, mais aussi Nietzsche, que Leopardi a d'ailleurs influencé), que l'excès de savoir est nuisible à la vie, parce que la vie a besoin d'illusions pour prospérer, et que le savoir consiste précisément dans la destruction des illusions.
Surtout le savoir à gros sabots qui porte le nom de Science dans notre société, et qui, pour être lui-même une forme superlative d'illusion, n'en a pas mois ruiné toutes les illusions concurrentes.
En fait, ce qu'il faudrait pour bien vivre, c'est un savoir doué de tact, assez délicat pour comprendre les limites qu'il ne doit pas outrepasser, j'allais dire: transgresser. Mais le tact et la modernité, comme on sait, ça fait deux.

L'Histoire comme processus

L'attribution de la responsabilité de tel ou tel événement moderne à tel ou tel individu ou groupe d'individus est d'autant plus dérisoire que ce qui caractérise la modernité c'est précisément que l'histoire n'y est plus action mais processus anonyme, sans agent ; que nul, quel que soit le rang qu'il occupe dans la sphère sociale, économique ou politique, n'en maîtrise plus les tenants et les aboutissants, tout pouvoir, si pompeux soit-il apparemment, ne s'exerçant plus que dans des bornes très étroites définies par un enchevêtrement de conditionnements qu'on est bien en peine de démêler, d'autant plus qu'ils se transforment avec le temps, et donc pendant même qu'on essaie de les saisir.
Tout un courant de la pensée politique du XIXe siècle, marqué par cette accélération de l'Histoire que la Révolution française et la Révolution industrielle avaient inaugurée, avaient bien perçu ce caractère de processus, mais quelles que fussent par ailleurs les différences entre les représentants de ce courant, ils étaient tous convaincus que ce processus se faisait sous le signe du Progrès et qu'il aboutirait à une sorte d'apothéose finale de l'Humanité.
Le XXe siècle nous a montré ce qu'il en était du Progrès, et il ne nous reste plus que la morose conviction que nous sommes embarqués dans une galère qui va au gré de mille facteurs que nous ne maîtrisons pas: "a tale, told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing".

lundi 9 mars 2009

Naufrage

Certaines oeuvres écrites entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle semblent nous offrir le produit précieux de distillations intellectuelles séculaires, atteignant à un degré de concentration de la pensée dont nous n'avons même plus l'idée. Peut-être vivons-nous l'épilogue d'un âge où il nous est encore au moins donné d'être conscients que nous sommes devenus bien plus idiots que ceux qui nous ont précédés. Bientôt le souvenir et tout à la fois le souci de cette excellence auront disparu pour de bon; ce sera l'avènement tant attendu de la bêtise infiniment satisfaite d'elle-même. Dans ce naufrage de la culture au sens le plus fort du terme, non seulement les réponses anciennes auront sombré - ce ne serait pas si grave au fond - mais aussi jusqu'aux questions auxquelles elles s'efforçaient de répondre, et dont la formulation avait exigé tant d'efforts de tant d'esprits supérieurs. Car il est à la portée de tout le monde de trouver des réponses, mais c'est une tâche au-dessus des forces du plus grand nombre que de poser les bonnes questions. A telle enseigne qu'on peut penser qu'une vraie culture pourrait se définir comme un répertoire de questions dignes d'être posées.

jeudi 26 février 2009

Eloge d'Orwell

Je ne saurais vraiment trop vous conseiller de lire les écrits journalistiques de George Orwell. Comme je le disais il y a quelques jours, je lis en ce moment les articles qu'il a publiés dans le périodique socialiste anglais Tribune de 1943 à 1947. Ces articles sont non seulement bien plus stimulants, bien plus intelligents, bien mieux écrits que tous les écrits réunis de tous les éditorialistes de la presse française d'aujourd'hui ; ils se révèlent aussi, en dépit de leur nature d'écrits de circonstances, bien plus profonds et durables que bien des textes théoriques contemporains de leur publication. Ce recueil de tous les articles de Tribune vient juste de paraître en Angleterre chez l'éditeur Methuen, je ne pense donc pas qu'il soit disponible en français. Toutefois, une partie de ces articles devraient figurer dans l'anthologie d'essais d'Orwell parue en France il y a quelques années, laquelle anthologie, qui n'est autre à ma connaissance que la traduction des Collected Essays parus en quatre volumes en anglais à la fin des années 60 et régulièrement réédités, contient évidemment bien d'autres textes intéressants d'Orwell.
Je me borne pour aujourd'hui à cet exercice d'admiration, mais je me promets prochainement d'essayer de montrer en quoi consiste la grandeur d'Orwell comme journaliste et essayiste.

mercredi 25 février 2009

Futur du passé


J'écrivais dans le billet précédent: "la question de savoir à qui devront échoir en partage...".
J'allais écrire cette phrase en mettant "échoir" au futur: "la question de savoir à qui écherront en partage". Mais il ma semblé que plus personne aujourd'hui n'utilisait ces futurs un peu archaïques. Quel que soit mon goût pour une certaine préciosité, à mes heures, je me suis donc ravisé et ai usé de l'expédient de faire précéder "échoir" d'une forme du verbe "devoir".
Pour info, le futur du verbe "échoir" n'en est pas moins "écherra", tout comme celui du verbe "choir", à la famille duquel il appartient, est "cherra". Chacun se rappelle en effet la fameuse phrase de la mère-grand dans "Le petit chaperon rouge": "Tire la chevillette, la bobinette cherra".

Propos à bâtons rompus sur l'égalité

Comme je le disais dans le billet précédent, je suis dans l'absolu favorable à une société plus égalitaire, fût-ce au prix d'une certaine frugalité. (Ne nous voilons pas la face: l'instauration d'une société égalitaire entraînerait nécessairement un abaissement de la création globale de richesse, ce qui n'est pas un mal en soi. Je suis fermement convaincu que la désaffection définitive de la majorité de la population soviétique vis-à-vis du régime n'a pas été due aux crimes dont il s'est taché dans les deux premières décennies de son existence, mais au fait qu'à partir des années 60 il s'est fixé officiellement pour objectif l'élévation du niveau de vie dans un sens consumériste, autrement dit il a adopté les mêmes valeurs que le système capitaliste auquel il était censé s'opposer, et ce faisant il s'est condamné lui-même car, sur le terrain de la production de biens de consommation, le capitalisme est sans l'ombre d'un doute le meilleur système qui soit. Si le régime avait, au nom de valeurs clairement affichées comme opposées à celles du consumérisme, suivi la voie du développement des infrastructures collectives (théâtres, bibliothèques, maisons de vacances etc.), au lieu de produire des voitures etc. de moindre qualité qu'en occident, il aurait peut-être survécu, qui sait?).
Je suis favorable à une société plus égalitaire, disais-je, non pas tant parce que, personnellement, l'inégalité me choque ou que j'éprouve de l'envie pour les plus riches que moi - ce n'est pas le cas, et je suis convaincu que nous devons à l'inégalité qui régnait dans les sociétés du passé, par exemple, une grande partie des oeuvres d'art qu'elles nous ont laissées. Mais j'en suis venu à penser de plus en plus que l'inégalité est mauvaise en ce qu'elle suscite nécessairement des rivalités. Toute société inégalitaire a pour moteur la rivalité entre les êtres, se nourrit du conflit, et engendre le conflit. Seule une société égalitaire pourrait être une société enfin pacifiée.
Enfin, pacifiée, comme je le disais dans le billet précédent, une fois réglée la question de savoir à qui devront échoir en partage les appartements en bord de Seine.

Une question concrète

Il est une question que je me pose au sujet de l'égalité et à laquelle je n'arrive pas à trouver une réponse satisfaisante.
Je précise bien qu'il s'agit d'une véritable question et non pas d'une question rhétorique: je n'essaie pas d'être finaud, je pense que cette question, toute théorique qu'elle est à l'heure actuelle, finirait pas se poser en pratique le moment venu: aussi vaut-il mieux essayer d'y répondre dès à présent pour ne pas devoir improviser, avec ce que cela peut comporter de bâclé.
Bien, venons-en à ma question.
Je suis de ceux qui considèrent dans l'absolu comme souhaitable un maximum d'égalité matérielle au sein d'une société. Je serais donc plutôt favorable à une distribution grosso modo égalitaire des biens matériels. Or, si une telle répartition ne pose pas de problème théorique tant qu'il s'agit de biens fongibles: la nourriture, les vêtements etc., il est des biens que, du fait de leur caractère unique ou rare, il ne serait pas possible, même dans la société la plus égalitaire, de distribuer de façon équitable. Je pense en particulier aux biens immobiliers. Il n'est pas possible par définition de donner à tout le monde un appartement dans un immeuble en pierre de taille en bord de Seine à Paris etc.
Ma question, qui, je le répète, en est véritablement une, et que j'adresse à tous ceux qui, comme moi, aspirent à une société plus égalitaire, est donc la suivante: qu'en serait-il de ces biens non fongibles, dont chacun est un unicum, dans la société que nous appelons de nos voeux?
On pourrait certes dans une certaine mesure les socialiser: faire des nombreux châteaux et autres manoirs dont la France est couverte aujourd'hui encore des maisons de repos etc., ce que serait bel et bon, mais cela vaut uniquement pour les immeubles qui se prêtent à un usage collectif. Mais ce n'est pas le cas pour les appartements dont je parlais plus haut: à supposer même qu'on en fasse des komunalki, des appartements communautaires, comme il en existait en Union soviétique, seule une minorité pourrait en jouir (à quoi s'ajoute que la komunalka ne me semble pas l'institution soviétique la plus impérissable : elle naissait de toute façon de la pénurie de logements, et elle entraînait des problèmes de promiscuité etc.).
Je mets donc ma question au concours, comme le faisaient les académies du XVIIIe siècle.
Toutes les suggestions sont les bienvenues. Il n'est jamais trop tôt pour organiser la société du futur. Les lauréats auront droit à une statue en pied dans un petit jardin public de banlieue dans la société socialiste enfin réalisée. Et les camarades chargés de la propreté des espaces verts veilleront à ce que les pigeons n'outragent pas ladite statue de leurs déjections.

Des goûts et des couleurs 2

Dans le même ordre d'idées que ce que je disais dans le billet précédent, il est amusant que nous admirions dans la sculpture antique ou médiévale ce qu'elle a d'essentiel, de dépouillé, la représentation étant apparemment réduite à la seule plastique, alors qu'en fait la plupart des statues, aussi bien dans l'Antiquité qu'au Moyen Age, étaient à l'origine polychromes. Soit dit en passant d'ailleurs, dans la Cathédrale de Lausanne, le portail intérieur qui fait suite au narthex présente un certain nombre de belles sculptures qui ont gardé leurs couleurs d'origine et qui nous donnent une idée de la façon dont bien d'autres édifices gothiques devaient se présenter.

Des goûts et des couleurs

Un petit exemple, qui m'est revenu en mémoire sous la douche (mystère des associations d'idées), de la façon dont notre jugement sur une oeuvre peut être faussé quand nous ignorons la technique d'un art.
Il y a bien des années, je fréquentais avec un groupe d'amis le cinéma Lumière, une salle d'art et d'essai de Bologne. Le groupe d'amis en question était composé de véritables cinéphiles, de ces gens qui sont capables de regarder dans une même journée quatre ou cinq films d'affilée et qui peuvent passer des heures à vous parler de l'usage du gros plan chez tel cinéaste etc. etc.
(J'ai beau aimer le cinéma, je n'ai jamais été un cinéphile dans ce sens-là. Peu importe, ce n'est pas de cela que je voulais parler).
Bien, un jour que je nous venions d'assister à la projection d'un film, je ne me souviens plus lequel, avec ces amis, je m'extasiais de façon un peu niaise sur l'usage de la couleur dans ce film, une couleur très saturée, que je trouvais particulièrement intéressant.
L'un des amis en question me fit alors remarquer que cette couleur que j'admirais tant n'était absolument pas un choix stylistique, mais résultait du fait que, comme beaucoup de films underground, ce film avait été tourné avec de la pellicule de second choix récupérée à droite et à gauche et ayant dépassé sa date de péremption.
Bref, j'avais pris pour une intention de l'artiste ce qui n'était que la conséquence de l'indigence des conditions de réalisation.

mardi 24 février 2009

Globus

Je crois, sans me vanter, que mon fils a l'étoffe d'un grand explorateur, et qu'il pourrait bien être le Vasco de Gama ou le Christophe Colomb du XXIe siècle.
J'avais remarqué depuis quelque temps sa fascination pour les mappemondes. (J'entends par là non pas les cartes planes mais les sphères représentant le globe terrestre).
A chaque fois qu'il en voyait une dans la vitrine d'un magasin ou en quelque autre endroit, il s'arrêtait extatique en répétant "Globus! globus!" (c'est ainsi qu'on appelle une mappemonde en russe).
Aujourd'hui, il en a vu une de petite taille, d'un diamètre d'une dizaine de centimètres, dans un magasin, s'en est emparé sans crier gare et a pris la fuite. Il ne me restait plus qu'à payer ce petit globus, qu'il n'a pas lâché depuis, pas même pour aller au lit. Bref, le monde désormais lui tient lieu de doudou!

Two for the Road

Je viens de revoir avec le même plaisir que les fois précédentes Two for the Road de Stanley Donen. C'est à mes yeux un véritable chef-d'oeuvre, à la fois profond et léger, réalisée avec une virtuosité de montage, une fluidité d'écriture rares.
C'est le thème de Viaggio in Italia de Rossellini, en moins dense et en moins âpre certes, mais magnifiquement orchestré; c'est le Viaggio in Italia dilué, pour ainsi dire, dans quelques volumes de Singing in the rain et du meilleur Blake Edwards, celui de Breakfast at Tiffany's. Et cela donne un film véritablement émouvant, que je ne me lasse pas de revoir.

Quelques réflexions post-prandiales

Une culture, une civilisation a besoin pour exister de se croire supérieure, de se percevoir comme la seule forme légitime d'existence. Toute culture ne persiste dans l'être que grâce à une certaine mauvaise foi qui lui fait ignorer ou rejeter ce que les autres cultures peuvent avoir de bon.
Toute culture qui commence à douter de sa supériorité est perdue, car en doutant elle perd cette innocence et cette spontanéité qui sont la condition même de son existence.
Or la philosophie, la pensée rationnelle s'élève dès sa naissance, il suffit de relire Platon pour s'en convaincre, contre cette prétention des différentes cultures, des différentes sociétés humaines à exprimer le tout de l'homme. L'essence de la démarche philosophique consiste même précisément, en posant la distinction entre nature et culture, à montrer ce qu'a d'exorbitant la prétention des cultures particulières à vouloir se donner pour la nature.
L'avènement de la raison ne se fait donc qu'au prix d'un certain dépérissement de ce donné historique que sont les diverses cultures, et on est donc en droit de se demander si son règne ne se traduirait pas par un immense appauvrissement de l'expérience humaine.
Car si les différents cultures sont dangereuses dans leur prétention à être la nature même, elles n'en sont pas moins l'ensemble des formes sous lesquelles la vie humaine prend sens.
Idéalement, il s'agirait donc de définir une posologie de la raison, autrement dit une mesure dans son usage, qui permette de préserver les différentes cultures tout en émoussant ce qu'elles ont de tranchant et de belliqueux.

lundi 23 février 2009

Retour sur Renan

Je crains de n'avoir pas bien marqué dans mon billet sur Renan hier en quoi consiste exactement l'originalité de sa position.
J'essaierai maintenant de mieux préciser ma pensée.
Cette originalité est double.
Elle tient d'abord au fait que Renan, pour juger des bienfaits d'un régime politique, ne feint pas d'adopter un point de vue universel (l'Ordre divin à droite, le Bonheur du peuple à gauche) mais prend comme critère la condition faite à l'intellectuel sous ce régime, autrement dit le sort réservé à la catégorie à laquelle il appartient.
(Même s'il est vrai que ce point de vue particulier est en quelque sorte universalisable puisque Renan semble poser le progrès spirituel comme vocation de l'espèce humaine dans son ensemble).
La seconde originalité consiste en ce que, tout en étant conscient des travers de la démocratie, Renan n'en conclut pas moins qu'elle pourrait bien être somme toute plus favorable au développement de la pensée que l'ancien régime qui, s'il reconnaissait l'excellence intellectuelle et artistique, fixait toutefois des bornes étroites à l'exercice de la pensée et à la liberté de création.
Rappelons que lorsque Renan parle de démocratie, ce n'est pas tant à une forme de gouvernement particulière qu'il songe que, fidèle en cela à Tocqueville, à un certain état social caractéristique de la modernité: est démocratique toute société égalitaire, autrement dit toute société qui, même si elle ne réalise pas l'idéal d'égalité, est travaillée par cet idéal et rejette l'idée que les inégalités sociales soient fondées en nature.

Quelle culture?

Un ancien haut fonctionnaire du ministère de la Culture, nous dit Libération, s'apprête à publier un livre dans lequel il attaque la politique culturelle française actuelle.
L'article ne permet pas de comprendre vraiment de quoi il s'agit, tant les querelles intestines de ce petit monde de bureaucrates qui prétendent régir la culture (au point de se croire autant sinon plus importants que les créateurs eux-mêmes) sont inintelligibles pour le profane.
A vrai dire, je n'ai jamais bien compris à quoi servait un ministère de la culture, ni ce qu'on entendait par culture ici. Les conceptions et les ambitions de Malraux, initiateur de la politique culturelle moderne, dans ce domaine me semblent aussi vagues et inconsistantes que la pensée de Malraux en général.
Le véritable ministère de la culture devrait à mes yeux être le ministère de l'Education.
Car la culture bien entendue n'est ni plus ni moins que la capacité de voir et de penser, et c'est à l'école qu'il appartient d'y initier les enfants.
Le ministère de la culture ne devrait être ni plus ni moins qu'un ministère des beaux-arts, une sorte de conservatoire en chef chargé d'assurer la préservation d'un patrimoine que l'école apprendrait à apprécier.
L'inégalité culturelle est l'une des pires formes d'inégalité qui soit, car la culture au sens fort du terme n'est pas un simple ornement, elle est la possibilité pour chacun de donner du sens à son existence et au monde qui l'entoure ; elle est un réservoir de raisons de vivre.
Une personne privée de culture, c'est une personne amputée de cette faculté de s'inventer constamment de nouvelles raisons de vivre qu'est en fin de compte la culture bien comprise.
C'est là une privation aussi grave que celle des conditions matérielles propres à assurer une vie digne.
Mais ce ne sont certainement pas les politiques culturelles menées jusqu'ici en France qui l'aboliront.
Ces politiques sont entièrement tournées, au bénéfice des élites, vers le financement de la création, qui devrait être laissée à l'initiative privée, car il n'appartient pas à l'Etat d'arbitrer entre les productions de la culture en train de se faire (et ce à des prix qui sont déterminés par un marché de l'art dont on sait que le moteur n'est pas le seul amour du beau, mais bien souvent la pure spéculation financière).
Le rôle de l'Etat ici devrait se borner à la formation, qui, je le répète, relève des compétences du ministère de l'Education, et à la conservation du patrimoine.
Ces considérations sont un peu décousues, mais je me comprends.

dimanche 22 février 2009

Deux mots sur Hollywood

Deux ou trois remarques un peu bateau après avoir vu un film hollywoodien, peu importe lequel.
(qu'il ne s'agisse pas d'un chef-d'oeuvre mais d'un film quelconque, appartenant au tout-venant de la production hollywoodienne, ne fait que corroborer ce que j'ai à dire).
Ce qui fait la spécificité, et la magie du cinéma hollywoodien de la haute époque, c'est que les personnages y sont plus qu'humains, ils évoluent dans un ordre de réalité autre que celui dans lequel il échoit aux hommes et aux femmes ordinaires de vivre leur vie.
Il s'agit en fait d'une sorte d'Olympe, un Olympe en carton-pâte si l'on veut, mais un Olympe tout de même.
Ce cinéma-là fonctionnait sur cette distance mise entre le spectacle et le spectateur, alors que le cinéma d'aujourd'hui, qui fonctionne selon les mêmes codes que la télévision, mise sur l'identification.
(Mutatis mutandis, on a affaire à une distance analogue entre les deux types de cinémas que celle qu'on observe entre la tragédie classique et le mélodramme qui s'impose dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fondé lui aussi sur l'identification).

Tourisme domestique

Nous avons mis au point une nouvelle méthode de promenade, si je peux m'exprimer ainsi, Nastia et moi: nous prenons un autobus au hasard, nous descendons au quatrième, cinquième ou dixième arrêt selon notre humeur, puis nous revenons à pied sur nos pas en observant attentivement tout ce qui s'offre à notre curiosité chemin faisant: un restaurant chinois que jouxte une petite cour arborée où l'on doit prendre les repas en été ; le bow-window joliment ouvragé d'une maison du début du siècle dernier ; l'ample tenture rose bonbon qui orne la vitrine d'un coiffeur pour dames de quartier et lui confère un je ne sais quoi de délicieusement suranné (on voit beaucoup de ce genre de vitrines vieillottes dès qu'on s'éloigne du centre dans les villes suisses). Bref, nous nous adonnons à une sorte de tourisme minimaliste mais scrupuleux, qui nous permet de découvrir une foule de petits détails auxquels on ne prête pas attention en général, et qui manifestent pourtant l'âme d'une ville autant voire plus que ses monuments les plus renommés.

Stranger in paradise

Je lis en ce moment un recueil d'articles publiés par Orwell dans la revue britannique Tribune dans les années 40. J'aime les écrits de fiction d'Orwell (j'ai dû relire dix fois La Ferme des animaux, qui est un chef-d'oeuvre du XXe siècle), mais j'aime aussi beaucoup ses essais et ses écrits journalistiques, que le livre de Jean-Claude Michéa Orwell, anarchiste tory, m'a donné envie de relire (j'en reparlerai).
Dans un article intitulé "Can Socialists be happy", paru le 24 décembre 1943, Orwell observe que toutes les représentations qui ont été données du Paradis par les religions ou de la société parfaite par les utopistes sont en général bien fades et, tout compte fait, peu attrayantes. Et il ajoute cette remarque, que je trouve excellente: il se pourrait bien, dit-il, que la description la plus convaincante que nous ayons en la matière soit celle de Tertullien, lequel affirme que l'une des plus grandes joies du Paradis consiste dans le spectacle des tortures qui sont infligées aux damnés.

George Orwell, Orwell in Tribune, Methuen.

Renan et la démocratie

Je lis dans la Préface des Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Renan (écrit dans les années 70 du XIXe siècle):
"Le monde marche vers une sorte d'américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais qui, une fois les crises de l'heure actuelle passées, pourra bien n'être pas plus mauvais que l'ancien régime pour la seule chose qui importe, c'est-à-dire l'affranchissement et le progrès de l'esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l'esprit n'ont aucune cote officielle, où la haute fonction n'ennoblit pas, où la politique devient l'emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l'intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l'art de la réclame, à la rouerie qui serre habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. Nous avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien de servitudes n'avons-nous pas payé ce patronage! (...) Les concessions qu'il fallait faire à la cour, à la société, au clergé étaient pires que les petits désagréments que peut nous infliger la démocratie. (...) En somme, il se peut fort bien que l'état social à l'américaine vers lequel nous marchons, indépendamment de toutes les formes de gouvernement, ne soit pas plus insupportable pour les gens d'esprit que les états sociaux mieux garantis que nous avons traversés. On pourra se créer, en un tel monde, des retraites fort tranquilles. (...)"


On voit que Renan ne cède pas aux sentiments antidémocratiques qu'on observe chez tant d'intellectuels de son temps, nostalgiques de ce que l'historien Christophe Charle, me semble-t-il, appelle "l'ancien régime culturel" (mécénat, patronage, pensions etc.) et de l'ancien régime en général.
Non pas que Renan ne soit pas convaincu lui aussi du nivellement social et culturel qu'entraînent les progrès de l'égalité, mais, du point de vue où il se place, celui des conditions favorables à l'exercice de la pensée (et plus concrètement encore, à l'existence du penseur, de l'homme voué aux choses de l'esprit), il considère qu'à tout prendre une société plus égalitaire pourrait être préférable aux sociétés d'ancien régime.

mercredi 18 février 2009

Ne pas aimer ne pas aimer

Pour une foule de raisons, que j'ai en partie exposées ici, je n'aime pas mon époque.
Mais ce qui me distingue d'autres personnes qui n'aiment pas cette époque non plus, ce ne sont pas seulement les raisons que j'ai de ne pas l'aimer, qui peuvent différer des leurs, mais c'est aussi le fait que, si je n'aime pas mon époque, je n'aime pas ne pas l'aimer.
Je veux dire par là que c'est sans complaisance que j'éprouve ce sentiment de distance, de séparation d'avec mon temps.
Ce n'est pas quelque chose dont me réjouisse, quelque chose dont je sois fier, bien au contraire.
Ne serait-ce que parce qu'un tel sentiment se traduit nécessairement par une impression de grande solitude.

Mort d'homme

Il n'est malheureusement plus temps de rire, comme je le faisais hier encore, au sujet de la situation en Guadeloupe.
Il y a eu mort d'homme.
On peut penser que les rancoeurs liés au passé colonial - un passé qui, à bien des points de vue, n'est pas passé, il suffit pour s'en convaincre de voir la disparité qui existe entre Noirs et Blancs dans la distribution de la propriété agricole et industrielle - pèsent lourd dans ce conflit.
En même temps, la situation des habitants des départements d'outre-mer reste enviable par rapport aux pays voisins qui jouissent de leur indépendance. Je ne sais pas trop quoi penser.

mardi 17 février 2009

Pwofitasyon

Juste une petite glose philologique en marge du mouvement social qui agite la Guadeloupe: le sigle du collectif qui coordonne ce mouvement - LKP - correspond au créole "Lyannaj kont pwofitasyon". Le Monde traduit par "Ensemble contre les profiteurs". "Pwofitasyon", toutefois, c'est un néologisme qui dit plus que "profiteurs", et qui ce faisant enrichit le vocabulaire politique, car il désigne l'acte même de profiter.
La pwofitasyon est, disons-le, une forme d'expwatasyon.
Et pwofitons de l'occasion pour souhaiter que les pwoblèmes de la Guadeloupe trouvent rapidement une solution.

lundi 16 février 2009

Prochainement sur vos écrans

Cet hiver qui n'en finit pas me fatigue, et je ne tiens pas ce blog avec la même régularité qu'auparavant.
Des milliers de lecteurs pour lesquels mes articles étaient devenus une boussole dans l'Océan tempestueux de la Modernité m'écrivent pour s'en désoler... Bien, j'exagère un peu peut-être, mais ça ne mange pas de pain.
Mais j'ai en réserve quelques articles que je me promets d'écrire prochainement.
L'un d'eux portera sur le thème "Pensée proto-écologique et misanthropie chez Barbapapa" (mon fils regarde en boucle ce dessin animé en ce moment).
Un autre sur le libéralisme bien tempéré d'Ernest Renan, dont je viens de relire les Souvenirs d'enfance et de jeunesse.
Un autre sur la floraison d'associations "sans frontières". (Saviez-vous qu'il en existe même une intitulée "Clowns sans frontières"? C'est peut-être la plus honnête de toutes.)
A suivre...

vendredi 13 février 2009

Grands soirs et petits matins

Si l'on y pense, c'est bizarre qu'on ait eu recours à la métaphore du "grand soir" pour parler de la Révolution, car à bien y regarder l'imaginaire révolutionnaire, l'imaginaire utopique en général est plus matinal que vespéral. En effet, ce à quoi vise l'idée de Révolution, n'est-ce pas un recommencement, qui serait comme un matin de l'Histoire? Une humanité enfin affranchie des multiples entraves de la tradition, délestée du poids de son passé, un monde neuf, c'est me semble-t-il l'essence du rêve révolutionnaire, qui est au fond un rêve de palingénèse collective.
Il est vrai qu'il n'y a pas forcément contradiction, car ce matin de renaissance suppose le crépuscule du monde ancien.

mardi 10 février 2009

Quelques mots sur Bouvard et Pécuchet

Je suis sur le point de finir Bouvard et Pécuchet.
Je le répète, ce n'est pas l'oeuvre nihiliste que d'aucuns se sont plus à y voir.
Certes, c'est le livre d'un homme revenu de tout, et il s'en dégage sans aucun doute une sorte de scepticisme mélancolique. Mais on n'y trouve ni sarcasme, ni joie mauvaise.
Même les traits les plus féroces sont comme enveloppés dans une vision plus ample, plus profonde, plus riche de l'expérience humaine.
Si on y prend garde, par exemple, les épisodes les plus dérisoires s'accompagnent le plus souvent d'une notation d'atmosphère de quelques phrases denses (l'heure du jour, le temps qu'il fait, le paysage...), et ces notations sont comme autant de haïkus qui suggèrent que la sensation pourrait être une voie d'accès plus authentique et plus efficaces aux choses, à l'être que toutes les théories etc. Oui, les descriptions remplissent ici un rôle bien plus important que cet "effet de réel" que la critique a voulu leur assigner parfois ; elles pourraient bien exprimer une sorte d'extase éprouvée au spectacle de la chair du monde, extase antérieure et résistante à toute conceptualisation. J'irais même jusqu'à dire qu'il y a dans ce livre, malgré tout ce qu'il peut présenter superficiellement de pessimisme, une sorte d'assentiment au monde. Assentiment qui s'exprime, comme je viens de le dire, dans une certaine extase matérielle, mais aussi dans la tendresse que se vouent l'un à l'autre Bouvard et Pécuchet, et qui figure à l'état embryonnaire une communauté humaine possible.

lundi 9 février 2009

Le Valmy des peuples colonisés

Pour Ferrat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), la bataille de Dien Bien Phu fut « le Valmy des peuples colonisés ».
Rien n'illustre mieux que cette citation les contradictions de l'entreprise coloniale française et l'ambivalence vis-à-vis de la métropole des mouvements de libération qui y mirent fin.
En effet, en empruntant sa référence à l'histoire de France elle-même, Abbas montre que c'est au nom des valeurs qu'elle leur avait enseignées tout en leur en refusant le bénéfice que les peuples colonisés luttèrent contre la France coloniale. Ces valeurs qui pour eux, citoyens de seconde classe de l'Empire, étaient restées lettre morte, ils étaient désormais déterminés à les faire leurs. Ils prenaient à la lettre les principes énoncés par la France et, ce faisant, la mettaient face à ses contradictions: la colonisation s'autorisait de valeurs que, par son essence-même, elle bafouait. Notons d'ailleurs qu'on observe la même contradiction dès les guerres napoléoniennes, guerres de libération ayant tourné aux conquêtes, qui furent pour beaucoup dans la naissance de la conscience nationale allemande par exemple, à la suite de l'occupation des Etats germaniques etc.
La déclaration d'Abbas est donc tout à la fois un hommage aux principes de la France et à la France des principes, et une condamnation sans appel de cette France coloniale qui avait failli à ses propres idéaux.

samedi 7 février 2009

Un Flaubert apaisé

En fait, même s'il dit lui-même, dans une lettre que je citais hier, vouloir s'y purger de son fiel, Flaubert me semble bien moins fielleux dans Bouvard et Pécuchet que dans, mettons, Madame Bovary.
Certes, la satire demeure, satire flaubertienne, toute en finesse bien sûr, et dont le style indirect libre, qui permet de brouiller les limites entre le subjectif et l'objectif, demeure l'un des outils les plus efficaces. Mais Flaubert m'y semble plus apaisé, je dirais même plus olympien pour employer ses propres termes. Et on sent qu'il éprouve une tendresse véritable pour ses personnages (dont les sentiments réciproques sont d'ailleurs rendus avec une grande justesse et une grande délicatesse). Il ne s'agit en rien de pantins au service d'une démonstration ou d'une farce.