"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


dimanche 18 janvier 2009

No business like show-business


J'étais de nouveau à la cinémathèque cet après-midi, où j'ai vu Buffalo Bill and the Indians, film de Robert Altman de 1976, avec Paul Newman dans le rôle titre.
C'est une satire incroyablement féroce non seulement du mythe de Buffalo Bill mais du mythe américain lui-même.Justifier
Buffalo Bill y est montré comme une sorte d'histrion vantard et alcoolique, inaugurant dans ses spectacles, à l'usage du public américain de la fin du XIXe siècle, cette entreprise de réécriture de l'histoire américaine qui devait triompher plus tard dans le genre cinématographique du western. En bref, il s'agissait l'idée selon laquelle les blancs, naturellement supérieurs, avaient fait oeuvre de civilisation en soumettant par des actions pleines d'éclat et d'héroïsme des Indiens naturellement inférieurs, fourbes et cruels. Or la réalité, comme Altman le suggère, a été tout autre, et a consisté dans des massacres à grande échelle de tribus indiennes entières de la part de troupes américaines surarmées, les derniers survivants étant invités, comme c'est le cas de Sitting Bull dans le fim, à jouer leur propre rôle exotique dans le show de Buffalo Bill comme ils seront invités plus tard et jusqu'à aujourd'hui dans la vie américaine elle-même. Misérables épaves d'un monde détruit, conservées pour la couleur locale etc.
Au-delà du mythe fondateur amércain et de la façon dont il a été façonné par le show-business naissant qu'incarnait Buffalo Bill, c'est l'essence même du show-business , alors et aujourd'hui, qu'Altman met à nu, sa capacité à transformer n'importe quoi en spectacle, en entertainment. De tout utiliser à ses propres fins. Le show permanent.
Au point qu'à la fin du film on ne sait plus si c'est, dans le cas particulier de Buffalo Bill et en règle générale, le show-business qui se met au service d'idéologies qui lui sont extérieures, en créant les mythes qui leur servent de fondement etc. ou bien si ci n'est pas plutôt le contraire qui est vrai: le show-business suit sa propre logique, il est à soi-même sa propre fin, il est lui-même une idéologie qui les surclasse toutes en feignant de les servir.

samedi 17 janvier 2009

Rationnel et raisonnable

Pour en revenir à ce que je disais dans le billet précédent, il m'apparaît de plus en plus que la modernité est une sorte de pathologie de la raison.
Elle est ce projet de tout fonder sur la raison, d'introduire partout les procédures de la raison calculatrice, où la raison elle-même finira par sombrer corps et biens pour avoir ignorer ses limites, bref pour avoir confondu le rationnel et le raisonnable.
Car la raison raisonnable, à la différence de la raison uniquement rationnelle, est une raison consciente de ses limites, une raison qui sait où elle doit s'arrêter, une raison qui respecte l'autre qu'elle, cette part irréductible d'irrationnel qu'il y a dans les choses elles-mêmes.
Notre modernité est, en quelque sorte, l'âge de la folie de la raison. Qui est peut-être la pire forme de folie.

La règle et le modèle

J'ai trouvé aujourd'hui dans une librairie d'occasion un livre dont j'espère tirer un grand profit, car il traite des questions qui me trottent dans la tête depuis longtemps. Il s'agit d'un ouvrage de Françoise Choay paru au Seuil en 1980, ayant pour titre La Règle et le Modèle, et pour sous-titre "Sur la théorie de l'architecture et de l'urbanisme. L'auteur part du constat, lit-on en quatrième de couverture, que "c'est en Occident qu'est apparu, pour la première fois, au XVe siècle, un discours théorique qui prétend fonder sur sa seule autorité les procédures d'engendrement du monde bâti".
Or, habitués que nous sommes aujourd'hui aux théories d'urbanisme, nous avons oublié combien un tel discours "fut insolite, voire même scandaleux".
C'est à restituer tout ce que ce projet de fondation rationnelle de l'architecture et de l'urbanisme avait de radicalement nouveau et donc à montrer que l'idée même d'urbanisme n'a rien rien qui aille de soi, qu'elle est le produit d'une histoire, que Françoise Choay s'attache dans ce livre.
Or, je suis depuis longtemps intéressé par les rapports étroits qui existent évidemment entre l'urbanisme, en tant que projet d'organisation de la ville fondé sur la seule raison, et la philosophie politique moderne, issue des Lumières, en tant que projet d'organisation de la cité fondé sur la seule raison. Il y a évidemment une racine commune à ces deux démarches. L'urbs étant après tout le substrat matériel de la civitas. Et dans un cas comme dans l'autre, on peut se demander si la prétention de la raison à être le principe unique d'organisation n'est pas la manifestation d'une certaine hubris, d'une certaine démesure.
J'espère en tout cas trouver des réflexions stimulantes sur cette problématique dans ce bouquin.

Le Mouton enragé


La cinémathèque de Lausanne donne depuis le début du mois une rétrospective de films de Romy Schneider. On projetait aujourd'hui Le Mouton enragé, film de Michel Deville de 1973.
Une étrange comédie, grinçante et amère. L'ascension à la fois sociale et amoureuse, fulgurante et improbable (on est délibérément dans la fable), d'un employé de banque qui parvient à vaincre sa timidité naturelle grâce aux conseils d'un ami écrivain raté et estropié, dévoré par un chagrin d'amour remontant à son adolescence. C'est Trintignant qui joue, avec un je ne sais quoi de fuyant et de séduisant en même temps, le rôle de ce Rastignac. Un Rastignac qui serait en même temps un Valmont, car il y a quelque chose des Liaisons dangereuses aussi dans ce film, la fin édifiante en moins. Romy Schneider, resplendissante de beauté douce et vulnérable, y est une émouvante présidente de Tourvel.

vendredi 16 janvier 2009

Votation

Je vais à la FNAC voir les albums réédités à l'occasion du 50e anniversaire de la Motown.
A l'entrée du magasin, un type d'une trentaine d'années recueille des signatures pour une obtenir la tenue d'une votation (d'un référendum). Il m'interpelle. Je lui dis que je suis Français, il me répond qu'il suffit que je réside à Lausanne, quelle que soit ma nationalité. Je lui demande de quoi il s'agit. Il me dit qu'il s'agit d'obtenir l'organisation d'une votation au niveau communal en vue d'obtenir l'abolition de la taxe de tant de pour cent que la commune perçoit sur tous les spectacles publics qui se tiennent à Lausanne. Comme je suis un lecteur du journal local 24 heures, je suis informé de tout, et j'ai lu en effet ce matin un article dans laquelle la municipale (adjointe) à la culture défendait le principe de cette taxe au motif qu'elle permettrait de faire participer les spectateurs venus du dehors au financement des équipements culturels de la ville. Je n'ai évidemment pas spécialement réfléchi à la question, je n'ai pas d'idée arrêtée à ce sujet (on ne peut pas pas avoir d'idée arrêtée sur tout, c'est fatigant), mais je soumets cette objection à mon collecteur de signatures pour voir ce qu'il me répond. Il bafouille une vague réponse. Je lui dis alors, vous savez, je n'ai pas trop d'idées sur la question, alors je ne vois pas l'utilité de signer, non, à vrai dire je ne saurais pas dire si je suis pour ou contre. A quoi il me répond: Oh, vous savez, moi non plus en fin de compte je ne sais pas trop si je suis pour ou contre! Pas vraiment un fanatique de sa cause, à tel point que je me demande s'il n'est pas payé par la FNAC (qui compte comme en France un service de billetterie parmi ses activités).

jeudi 15 janvier 2009

Conflit des valeurs

Un exemple entre mille du conflit des valeurs dont je parlais dans le billet précédent.
Dans l'Antiquité, au Moyen Age ou sous l'Ancien Régime, le faible surplus que dégageait une économie agricole qui était pour l'essentiel une économie de (maigre) subsistance, ce faible surplus était accaparé par une élite extrêmement restreinte.
Mais c'est cet accaparement qui a rendu possible le loisir dont ont pu jouir Platon ou Aristote, c'est cet accaparement qui assurait à leurs commanditaires les fonds suffisants pour payer leurs oeuvres aux grands peintres du passé dont les expositions attirent les foules aujourd'hui encore.
Faut-il regretter que le surplus en question, par ailleurs dérisoire rapporté à la totalité de l'économie, n'ait pas été plus également réparti entre les membres de la société, ce qui n'aurait pas amélioré notablement le niveau de vie des masses paysannes de l'époque mais qui satisferait à l'idéal moderne d'égalité et de justice sociale? Je ne saurais le dire. Ce qui est certain, c'est que ces oeuvres n'ont ou exister qu'au détriment du principe d'égalité, que le Beau en l'espèce n'a pu prévaloir qu'aux dépens du Juste.
(Je force le trait, je simplifie à l'extrême pour les besoins de la démonstration, cela va de soi).

Vaches sacrées

Le journal télévisé nous apprend que les vaches sacrées sont devenus une gêne dans l'hyperactive New Delhi d'aujourd'hui et que des brigades spéciales s'emploient à les capturer pour les parquer dans la banlieue de la ville dans des enclos spécialement mis en place à cet effet.
Bien sûr, tous ceux qui ne croient pas aux vaches sacrées diront que c'est là une mesure des plus raisonnables et qu'il est même heureux que l'Inde abandonne enfin ces superstititions d'un autre âge.
Je n'en suis pas si sûr quant à moi.
Que l'on croie ou non aux vaches sacrées, on doit s'accorder à reconnaître que le respect qu'on leur manifestait, le fait qu'on acceptait qu'elles entravent la circulation automobile etc. étaient le signe, au-delà de leur sacralité ou non, de l'existence de valeurs radicalement opposées à celles du productivisme moderne.
L'abandon des vaches sacrées manifeste donc fondamentalement le ralliement de l'Inde aux principes de rationalité et d'efficacité économiques propres à la modernité.
A-t-elle à y gagner? Oui, peut-on répondre de façon tautologique, si l'on reconnaît un primat axiologique aux valeurs de rationalité et d'efficacité économiques, valeurs dans lesquelles communient d'ailleurs aussi bien le libre-échangiste que le marxiste, la seule différence entre eux concernant les moyens d'assurer le maximum d'efficacité et la distribution des produits.
Mais si l'on place plus haut d'autres valeurs, si l'on accorde une plus grande importance aux valeurs spirituelles, alors il n'est pas dit que cela soit un progrès, car c'est toute une forme d'existence spirituelle, toute une façon d'être au monde qui disparaît avec les vaches sacrées.
En fait, je suis intimement persuadé que, comme le disait Isaiah Berlin, les hautes valeurs sont en conflit entre elles. Ce qui revient à dire, au bout du compte, avec la sagesse des nations, qu'on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Chaque société est une formule particulière qui privilégie l'une des valeurs suprêmes, ou une combinaison donnée de valeurs suprêmes, par rapport aux autres et qui, partant, en néglige d'autres.
On n'aura jamais de société dans laquelle on puisse faire entièrement et simultanément droit à tous les valeurs supérieures que sont le Vrai, le Beau, le Juste, l'Egalité, la Liberté etc.

Hobbes et nous

Je parlais de renégociation rituelle du contrat social au sujet des polémiques récurrentes sur la légitime défense.
C'est notamment du contrat social selon Hobbes qu'il s'agit.
Car qu'on le veuille ou non, c'est sur un contrat social hobbesien que nos sociétés reposent.
Rappelons brièvement quels sont les termes de ce contrat.
Pour Hobbes, l'état de nature se caractérise par la violence. Il est bellum omnium contra omnes, guerre de tous contre tous, dans lequel homo homini lupus, l'homme est un loup pour son prochain. Pour sortir de cet état de guerre et donc de peur permanentes, chacun doit aliéner son droit naturel d'user de la violence au profit de l'Etat. L'Etat ayant dès lors le monopole de la violence, il punira quiconque y a recours, assurant la sécurité de tous, mettant donc fin à l'insécurité radicale de l'état de nature.
Et c'est bien encore sur un contrat de cette nature que nos sociétés reposent: nous renonçons à nous rendre justice par nous mêmes, parce que nous comptons sur l'Etat (la justice, la police etc.) pour assurer notre sécurité.
La légitime défense apparaît dans ce cadre comme une sorte de cas-limite, car elle correspond à des situations qui, par leur caractère d'urgence, ne permettent pas de recourir à l'Etat, à la police, pour assurer ma sécurité.
Et certes la loi reconnaît justement dans ce genre de cas le droit à la légitime défense, mais elle a le soin de l'encadrer strictement. Et on touche ici au malentendu philosophique qui existe entre l'Etat et de nombreux particuliers concernant la nature de la légitime défense.
Pour beaucoup de personnes, en effet, la légitime défense s'applique dans une situation où, l'Etat n'étant pas là pour le défendre, le citoyen est comme délié momentanément du contrat social et donc libre de se comporter comme dans l'état de nature pour faire valoir ses droits.
Pour l'Etat au contraire, la légitime défense ne saurait en aucun cas constituer un retour, fût-il momentané et résiduel, à l'état de nature ; elle constitue bien plutôt une sorte de délégation en vertu de laquelle l'Etat accorde à un particulier, comme à son agent, à titre exceptionnel, le droit d'exercer son droit régalien d'user de la violence, ce droit devant dès lors d'exercer dans les limites fixées par l'Etat et non pas à la discrétion du particulier.
On voit que la lecture des journaux locaux suscite de véritables vertiges philosophiques...

Le contrat social comme si vous y étiez

Ce qu'il y a d'intéressant, quand on lit les journaux locaux, c'est qu'on est tout de suite dans l'essentiel, car on est au plus près des préoccupations réelles des gens du commun.
Le journal local se droit d'appliquer à la lettre le principe qu'on enseigne dans toutes les écoles de journalisme, à savoir que le degré d'intérêt d'une information pour un lecteur dépend directement de l'influence concrète qu'elle a sur sa propre vie.
J'en trouve un exemple dans l'édition de 24 heures d'aujourd'hui.
Le journal fait sa une sur une interview du Procureur du Canton de Vaud, lequel a suscité des polémiques en déclarant récemment, à la suite d'un épisode controversé d'autodéfense, que seule la police était habilitée à retenir quelqu'un physiquement. Certains lecteurs du journal ont écrit pour protester, soutenant que par ses déclarations le Procureur invitait pratiquement les délinquants à ses déchaîner en leur promettant l'impunité etc.
La légitime défense, voici un thème cher à la presse locale et populaire, et pour cause: il touche à l'essentiel, il ne concerne rien moins que la nature et les limites du contrat social.
On est loin ici des mornes débats sur les questions sociétales qui remplissent les colonnes de la presse highbrow, des journaux qui se sont proclamés "de référence".
Et pourtant, on est coeur des questions essentielles qui ont retenu l'attention des grands philosophes de la politique.
Oui, c'est du contrat social qu'il s'agit, et ces polémiques récurrentes concernant la légitime défense dont la presse populaire se fait l'écho et le vecteur, ne sont rien d'autre qu'une sorte de renégociation rituelle du contrat social, qui permet de redéfinir clairement les droits et les devoirs respectifs de l'Etat et des citoyens.
Bref, la fiction juridique du contrat social prend corps dans les pages des journaux de province.

Vingt-quatre heures de la vie du Vaud

Aussitôt dit, aussitôt fait: sans attendre l'expiration de mon abonnement au Temps, j'achète ce matin un journal local populaire (mais de bonne tenue), 24 heures pour ne pas le nommer.
Assis au café vaudois, où M. la serveuse sait d'avance ce qu'elle doit m'apporter (ah! le plaisir d'être un habitué), je m'adonne donc comme chaque jour à la prière du philosophe, selon un nouveau rite aujourd'hui.
Je survole distraitement le cahier international et national, pour me plonger bientôt avec délectation dans les pages locales. L'article sur l'ouverture du Concours international de bovins ne m'apprend rien de neuf, car ce concours se tient au Palais de Beaulieu, à quelques mètres de chez moi, et j'entends déjà les vaches et taureaux meugler depuis plusieurs jours pendant que je travaille.
Je fais mon miel par contre d'un article sur la croissance démographique de Lausanne, dans lequel j'apprends que le plus fort accroissement enregistré en 2008 concerne la communauté française qui, avec 658 arrivées, totalise maintenant 7530 représentants à Lausanne. J'éprouve le plaisir, une fois n'est pas coutume, d'être dans la norme, puisque selon l'article "les nouveaux arrivants sont pour la plupart des travailleurs âgés de 30 à 50 ans".
Voilà, je fais le plein de petites informations locales, c'est bon après tout, parfois, d'éprouver un sentiment d'appartenance, et la presse locale y contribue.
Voilà, concluons donc en reprenant en choeur la devise du Canton de Vaud: "Liberté et patrie".

mercredi 14 janvier 2009

Magie de Demy



Je viens juste de revoir Les Parapluies de Cherbourg, que je n'avais pas vu depuis dix ans ou presque, et je suis encore complètement sous le charme.
La formule par laquelle Jacques Demy parvient à brouiller complètement les limites admises du naturel et de l'artifice est proprement magique.
On est dans un autre monde et pourtant on est en plein dans ce monde-ci.
La stylisation, même soulignée, voulue, comme par un effet de distanciation (voir les intertitres annonçant sobrement les moments du drame: l'absence, le retour) nous met de plain-pied dans le réel le plus dense.
Le réalisme sociologique coexiste, fusionne même avec un onirisme avoué (l'usage magistral de la couleur, qui introduit une distanciation visuelle équivalente à ce que le chant ajoute d'étrangeté à la quotidienneté, à la trivialité des dialogues).
Un objet esthétique qui tient à la fois du roman-photo et du poème persan.

Magie de Demy.

Ci-dessus : la scène finale.

Misère de la presse

Je n'en peux vraiment plus de ce catéchisme politically correct que distillent à longueur de numéro les journaux nationaux du centre-gauche bien-pensant en France ou en Suisse.
Je parlais l'autre jour de Libération, mais cela vaut aussi pour Le Monde ou Le Temps.
A une époque où elle est concurrencée de toutes parts par la télévision, les nouveaux médias, les gratuits etc., la presse écrite payante devrait chercher à se distinguer par la rigueur de ses analyses, par la solidité de ses informations, bref par un vrai "plus". Or, elle se contente de reprendre les informations qui font la une des journaux télévisés en y ajoutant son petit blabla édifiant, toujours le même, ses faux débats précuits etc.
J'ai décidé en tout cas de ne pas renouveler mon abonnement au Temps, qui expire bientôt.
Mais comme j'aime le rite de la lecture matinale du journal (qui est, comme le disait Hegel, la prière du philosophe), j'ai décidé de m'abonner à un bon quotidien régional au ras des pâquerettes, qui fera certes sa une sur des faits divers, mais qui me permettra au moins de disposer d'une foule de petites informations locales utiles, voire, au besoin, de conseils de jardinage. Après tout, comme disait l'autre, il faut cultiver son jardin.

mardi 13 janvier 2009

Une réflexion de Marc Bloch

Dans l'un des carnets qu'il tenait dans sa jeunesse, le grand médiéviste (et grand homme tout court) Marc Bloch avait écrit: "Je suis historien le matin et philosophe le soir".
Toutes proportions gardées, nel mio piccolo comme on dit en italien, c'est là mon propre programme.
Car je crois que ce n'est que par un va-et-vient entre la philosophie et l'histoire, entre les choses vues sub specie aeternatis et les choses saisies dans leur hic et nunc qu'on peut prétendre atteindre un semblant de vérité. L'histoire sans les lumières de la philosophie, la philosophie sans le secours de l'histoire, cela ne mène pas à grand chose me semble-t-il.
Et c'est pourtant, à notre époque de spécialisation, une philosophie sans épaisseur historique et une histoire dénuée de toute profondeur philosophique qui prétendent chacune nous dire le fin mot de l'homme.

Royal

Je m'étais promis de ne rien dire des polémiques suscitées par le retour de Rachida Dati aux affaires cinq jours après son accouchement, même pour en dénoncer la tartuferie et la débilité profonde, mais l'inénarrable Ségolène Royal m'oblige à revenir sur ma décision.
Avec l'instinct très sûr de l'argument foireux qui la caractérise, elle a fait hier à ce sujet une déclaration qui vaut son pesant de cacahuètes.
Annoncer une réforme de la justice alors que la ministre de la Justice relevait à peine de couches, a-t-elle dit en substance, c'est de la part du président de la République un acte de "harcèlement moral".
Passons sur la notion de harcèlement moral, certainement l'une des plus inconsistantes qui soient, et qui appartient de plein droit à toute la panoplie de l'idéologie victimaire d'aujourd'hui (on se rappelle que la loi introduisant ce délit dans le code du travail a été votée à la hâte sous Jospin pour répondre à l'émotion provoquée par le best-seller d'une psychologue consacré à ce pseudo-phénomène).
Passons donc sur la forme de l'attaque et concentrons-nous sur le fond.
Ce que nous dit Royal, c'est qu'il n'est pas normal qu'un président de la République annonce une réforme sur un sujet relevant de la compétence d'une ministre femme quand celle-ci sort d'une grossesse.
Cette idée est absolument grotesque.
Je ne sais pas si la réforme en question est opportune, mais, quoi qu'on pense de Sarkozy, il me semble clair qu'il exerce une prérogative attachée à sa fonction en annonçant une réforme quand bon lui chante, et que la grossesse d'une ministre ne doit en aucun cas affecter le fonctionnement des institutions.
Nous dira-t-on bientôt que les sessions de l'Assemblée devront être ajournées quand tel pourcentage de députés femmes se trouveront avoir leurs ragnagnas à la date d'ouverture prévue?

Souffrance et souffrance

Nul n'a le monopole de la souffrance, observe un commentaire concernant l'un de mes billets d'hier. Certes, mais je crois fermement que, du point de vue moral, toutes les souffrances n'ont pas la même signification ; toutes les souffrances ne se valent pas.
Et dans le cas spécifique de la Seconde Guerre mondiale, je crois que le temps ne sera venu de faire droit aux souffrances endurées par les Allemands, que lorsqu'on aura reconnu pleinement celles de leurs victimes.
Or, ce n'est pas le cas., loin de là. Si le génocide des Juifs est reconnu dans son horreur, les terribles souffrances infligées au peuple soviétique par les armées nazies, le lourd tribut payé par l'URSS dans sa lutte contre Hitler, sont complètement occultées dans le récit de la Seconde Guerre mondiale qui a cours dans les pays occidentaux.
Donc, je le maintiens, même en adoptant la perspective purement compassionnelle qui prévaut aujourd'hui en matière d'histoire (en toute matière à vrai dire), il nous faut réparer cette injustice faite aux peuples de l'URSS avant de songer à nous apitoyer sur le sort des Allemands eux-mêmes.
Que, dans l'absolu, un nombre important de ces derniers aient été eux aussi, dans une certaine mesure, les victimes de l'aventure hitlérienne, je le crois. Mais d'autres l'ont été dans une pleine et terrible mesure, d'autres l'ont été sans appel, et c'est à eux que doit aller d'abord la compassion qui aime tant à s'exercer aujourd'hui. Compassion qui cache d'ailleurs souvent une terrible sécheresse morale. Bernanos écrit quelque part que l'homme d'aujourd'hui a la tripe sensible mais le coeur dur. Je crois que ces paroles n'ont rien perdu de leur vérité depuis qu'il les a écrites.

lundi 12 janvier 2009

Seules dans Berlin 3

Et en admettant - ce que je suis disposé à faire - qu'une partie du peuple allemand ait été entraînée à son corps défendant dans l'entreprise de destruction de Hitler, et bien, je réserverai ma compassion pour les soldats allemands qui auront servi sans commettre d'actes de barbarie, et dont certains ont sans aucun doute enduré des souffrances indicibles avant d'y laisser leur peau, avant de me préoccuper de ces femmes violées qu'on veut nous présenter, au nom du féminisme gnangnan et de la compassion sélective qui donnent leur ton aujourd'hui, comme les victimes ignorées de la guerre.
Ce doit être mon vieux fonds patriarcal sans doute.

Seules dans Berlin 2

Décidément, des articles comme celui dont je parlais dans mon billet précédent ont le don de me mettre hors de moi.
Ces Allemandes violées, c'étaient pour beaucoup d'entre elles les femmes, les filles, les mères, les soeurs, que sais-je encore des soldats qui, sur le front est, ne se contentaient pas de violer des femmes mais se livraient à l'extermination pure et simple de populations entières.
Ces viols étaient des actes de barbarie. Oui, bien sûr que oui, et je crois savoir d'ailleurs (sous réserve de vérification, je ne façonne pas l'histoire comme il me plaît, et je me sens donc maintenant le devoir d'aller vérifier) que les autorités militaires soviétiques prirent très vite des mesures pour lutter contre ce phénomène.
Ces viols étaient des actes de barbarie. Mais l'Europe tout entière était plongée dans la barbarie.
Et cela du fait de l'Allemagne nazie.
Oui, la barbarie est contagieuse, oui, ses victimes peuvent dans certaines conditions, agirent à leur tour de façon barbare.
C'est triste, c'est immensément triste, mais c'est comme ça.
Et même à notre époque si encline à la compassion pour toute sorte de victimes, j'ose dire qu'il y a victime et victime.
Je n'approuve pas ces viols, mais je n'ai pas de larmes pour leurs victimes, non je n'ai pas de larmes pour ces vieilles femmes qui aujourd'hui, nous dit l'article "sont prises de panique lorsqu'elles entendent des aides-soignantes parler russe".
Non, nos larmes sont précieuses et elles ne sont pas inépuisables.
Gardons-les pour toutes les personnes qui, jusqu'à leur mort, auront tressailli en entendant parler allemand.
Cela venant de quelqu'un qui aime beaucoup l'Allemagne d'aujourd'hui.

Seules dans Berlin

Le Temps d'aujourd'hui reprend, sous le titre "Seules dans Berlin" (allusion au titre du livre de Marta Hillers dans lequelle elle racontait son calvaire dans Berlin occupé) , un article paru dans Le Monde consacrée aux Allemandes violées par des soldats soviétiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L'auteur de l'article en question soutient, sans nommer de sources, que les historiens chiffrent à 2 millions le nombre de femmes allemandes ayant été victimes de viols lors de l'avancée soviétique.
Pour commencer, cela me paraît un peu contradictoire avec la formule par laquelle l'article est annoncé en première page: "Seules dans Berlin, tabou levé". Si on dispose de données chiffrées, cela veut dire que la chose n'a pas été si tabou que cela, car il a bien fallu pour parvenir à ces chiffres s'appuyer sur des témoignages. Passons.
Donc, nous dit-on, un tabou serait enfin levé.
Un tabou qui "paraissait insurmontable, nous dit l'auteur de l'article. D'autant qu'au regard des crimes commis par les nazis, un interdit tacite empêchait d'évoquer les souffrances endurées pendant la guerre: ils auraient été aussitôt accusés de révisionnisme."
Or, que les historiens enquêtent sur tout ce qui a pu se passer à l'occasion de l'occupation soviétique, y compris ces tristes épisodes, c'est tout à fait normal. Mais l'évocation dans la presse de ces épisodes sans leur contexte me semble plutôt dangereuse.
Et quand je dis sans leur contexte, je veux dire ceci: la plupart des gens, même cultivés, ont une vision complètement fausse de la Seconde Guerre mondiale. Ils pensent en général que le gros de l'effort de guerre a été fourni par les Etats-Unis, et ignorent complètement le lourd tribut payé par l'URSS, qui a perdu dans ce conflit 25 millions de personnes, un chiffre sans commune mesure avec les pertes américaines ou occidentales en général (j'en avais déjà parlé dans un article en septembre, le rapport des pertes soviétiques aux pertes américaines est de 100 à 1).
Et les chiffres eux-mêmes ne disent pas tout. Car ils ne disent pas la sauvagerie avec laquelle les Allemands se sont comportés sur le front est, les massacres de masses, les villages entiers brûlés avec tous leurs habitants etc., les traitements inhumains infligés aux prisonniers de guerre soviétiques qui n'étaient pas protégés par les Conventions de Genève etc.
Venir, par conséquent, au nom d'une vision plus équilibrée du passé, parler des souffrances des Allemands, me semble un peu prématuré tant qu'on n'aura rétabli la vérité sur les pertes immenses des peuples soviétiques. Et il est même plutôt de mauvais goût d'évoquer les exactions qu'ont pu commettre certains soldats soviétiques, avant d'avoir rendu justice aux immenses sacrifices que des millions de ces soldats ont consentis pour défaire le nazisme.
Bref, si nous voulons rééquilibrer l'image de la Seconde Guerre mondiale dans l'opinion publique, commençons par reconnaître le rôle qu'y a joué l'URSS, et qui, du fait de la Guerre froide et des simplifications hollywoodiennes, a été sous-estimé pendant des décennies.


Ajoutons que l'article est pour le reste un triste condensé du blabla psychologique qui a cours à notre époque, comme en témoigne une citation mise en exergue en gros caractères au milieu de l'article, et censée en résumer l'essence:
"Les femmes violées sont toujours doublement frappées: une première fois par le viol, puis parle rejet de la société. Cette inversion de la culpabilité est typique de nos sociétés patriarcales."
Je ne vois pas trop ce que ces considérations générales sur le viol ont à faire ici, avec leur inévitable allusion à nos "sociétés patriarcales". Mais bon.

samedi 10 janvier 2009

P... d'époque

Dernier exemple en date non pas du renversement des valeurs mais du véritable affolement des valeurs qui caractérise notre époque, la municipalité de Genève, nous rapporte Le Temps dans son édition d'aujourd'hui, a décidé d'inhumer dans le cimetière des Rois l'ancienne prostituée et militante des droits des prostituées Grisélidis Réal.
Le cimetière des Rois, c'est à Genève plus que le Père-Lachaise à Paris, c'est plutôt quelque chose comme le Panthéon de la ville de Genève: Calvin lui-même y est enterré.
Quelle est la fonction d'un Panthéon ou de toute autre institution équivalente? C'est, me semble-t-il, de célébrer le souvenir des personnes qui le mieux servi et illustré un pays, qui ont incarné au plus haut point les valeurs dans lesquelles ce pays se reconnaît.
Or, même si je serais le dernier à jeter la pierre aux prostituées, même si je ne suis pas loin de croire au mythe de la pute au grand coeur, dont Magdeleine a fixé le type, même si le Cabiria de Fellini m'émeut aux larmes chaque fois que je le revois tout comme le Livre de Monelle de Schwob chaque fois que je le relis, bref, même si je ne crois pas qu'il y ait aucune raison de flétrir une prostituée en raison de l'activité à laquelle elle se livre, je ne crois pas pour autant qu'une société puisse ranger parmi ses héros l'une d'entre elles en tant que telle.
Ou alors que les édiles qui ont pris cette décision soient conséquents, et disent tout haut ce que leur démarche implique, à savoir qu'ils pensent que la prostitution peut être proposée comme modèle de vie, et que donc ils seraient tout à fait comblés si leurs propres enfants s'y livraient.
Mais évidemment aucun d'eux ne dira jamais cela, parce qu'aucun d'eux ne le pense.
Je crois que cela montre à quel point ce que j'appellerais la confusion des registres est maintenant parvenue à son comble. On est passé subrepticement du principe selon laquelle la prostitution n'est pas moralement condamnable, principe auquel toute personne sensée souscrit volontiers, au principe selon laquelle elle serait civiquement honorable.
Mais c'est bien entendu du chiqué, personne n'y croit réellement, c'est une fois de plus la guimauve du politically correct.
Je serais curieux de savoir comment un maître d'école qui, par hypothèse, emmènerait ses élèves visiter le cimetière des Rois, j'aimerais savoir comment ce maître d'école expliquerait aux dits élèves les titres qui ont valu à une prostituée d'y être inhumée, et en quoi elle constitue un modèle civique.
Cela dit avec le plus grand respect pour les prostituées. Et je serais le premier à enseigner à mes enfants, si jamais je surprenais chez eux des mots durs sur les prostituées, qu'elles ont droit au même respect que toute autre personne. Mais de là, je le répète, à les proposer en modèles civiques, il y a plus qu'un pas.

vendredi 9 janvier 2009

Vertigo

Me voici donc plongé depuis quelques jours parallèlement dans la biographie de Napoléon par Tulard et le Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases.
On sait que ce dernier est sujet à caution, soit que Las Cases ait mis dans la bouche de Napoléon en exil des idées ses propres idées, soit que Napoléon lui-même, pas vraiment un débutant en matière de propagande, sachant que d'une façon ou d'une autre les propos qu'il tenait à Las Cases finiraient par être publiés, ait cru expédient de se montrer sous un jour propre à lui attirer la sympathie des milieux libéraux anglais, ce qui pourrait se traduire par un adoucissement du régime auquel il était soumis dans son exil, soit encore que ce même Napoléon ait cherché à laisser à la postérité une image plus flatteuse etc.
Ce sont là les interprétations qu'on donne en général du Mémorial.
Et certes, on en vient à se demander une fois de plus en quoi consiste la vérité, et la vérité historique la première, tant il est vrai qu'elle n'est au bout du compte que la résultante de forces qui s'affrontent pour imposer leur récit etc.
Mais le Mémorial me plonge dans des abîmes de perplexité qui vont bien au-delà de cela.
Car je ne suis pas loin de croire que Las Cases est plus fidèle qu'on ne l'a dit dans le compte-rendu qu'il fournit des réflexions de Napoléon. Et je me dis plutôt que l'opposition apparemment irréconciliable entre les principes affichés par Napoléon en exil (libéralisme foncier, respect des nationalités) et la politique effectivement pratiquée par l'empereur en son temps, ne s'expliquent pas forcément par la duplicité, le bluff etc., mais bien plutôt par le fait que nous ne sommes jamais pleinement conscients de ce que nous faisons et de pourquoi nous le faisons, et que donc, en toute sincérité, nous pouvons nous-mêmes gloser des années durant sur nos motifs supposés, sans jamais pouvoir nous rendre compte à nous-mêmes de nos mobiles.

jeudi 8 janvier 2009

Etudiants iants iants

Libération est décidément un journal impayable. Il n'aura échappé à personne, je pense, que pour bien comprendre les prises de position de ce quotidien, ce sont uniquement les lunettes du marketing qu'il faut chausser. Libération est ce journal dont ce qu'on appelle le target dans le lexique du marketing est la classe moyenne de gauche, étant entendu que la gauche dont il est question ici ne se définit pas par un projet économique mais uniquement par un certain nombre de tropismes au sujet de questions dites sociétales etc. Bref, la raison d'être de Libération (et le mandat que le journal a reçu de ses bailleurs de fonds), c'est non pas de défendre des principes et encore moins de rapporter le plus honnêtement possible des faits (quelle vulgarité! y songez-vous? des principes? des faits? c'est bon pour les gogos), mais bien d'exploiter cette petite niche de marché, cette classe moyenne de gauche dont je parlais plus haut, en la flattant dans le narcissisme collectif auquel elle est déjà tellement portée par nature. Mais, en hommes d'affaires prévoyants, les hommes qui président aux destinées de l'organe de la gauche bien-pensante savent aussi penser à l'avenir. Car il faut commencer à cultiver dès à présent les lecteurs de demain. C'est chez les lycéens, et notamment dans la partie la plus activiste de la population lycéenne, qu'ils pensent voir un vivier de futurs clients, du moins si j'en crois la façon dont à la moindre "grève" de lycéens (je mets des guillemets car, sans vouloir désavouer le lycéen que j'ai été, et qui a participé à quelques uns de ces mouvements, je pense qu'il vaut mieux réserver le terme de grève pour désigner l'action de travailleurs cessant de travailler et s'exposant ainsi à la perte de leur salaire), Libération essaie pathétiquement de se faire leur porte-parole pour attirer l'attention de ces jeunes dont il espère ainsi se faire des fidèles. C'est ainsi que Libération publie aujourd'hui un article intitulé "Les lycéens, nouvelle classe dangereuse?". Le motif: Un lycéen a séché les cours 70 (soixante-dix) demi-journées depuis le début de l'année scolaire (autrement dit: n'avait pas mis les pieds en classe). Il a par ailleurs l'un des leaders du mouvement lycéen en décembre. Il a été exclu de son lycée pour ses absences par un conseil de discipline. Furieux de cette décision, il a déclaré au proviseur de son lycée qu'il allait "cramer" le lycée. Le proviseur a porté plainte pour ces menaces. La police a commencé d'enquêter et a placé ledit lycéen en garde à vue. Je suis contre toute forme de pénalisation de mouvements politiques, même de ceux que je réprouve. Je crois que l'action pénale dans les affaires politiques ne doit réellement être qu'une ultima ratio, à adopter en présence de voies de fait caractérisées et non pas de déclarations, si incendiaires soient-elles (c'est le cas de le dire). Mais la façon dont Libération monte ce fait divers en épingle me semble absolument pathétique. Les lycéens ne sont ni - négativement - la nouvelle classe dangereuse, ni - positivement - je ne sais quelle avant-garde politique. Les lycéens sont des gamins en quête d'émotions fortes, qu'ils peuvent trouver à l'occasion en se croyant le fer de lance de la Révolution. Laissons-les jouer mais ne nous mêlons pas à leurs jeux. Ce n'est pas de notre âge.

lundi 5 janvier 2009

L'étoffe des mythes

Jean Tulard écrit, dans sa biographie de référence de Napoléon, dont je dispose dans son édition de 1983, qu'il s'est écrit plus de livres sur Napoléon qu'il ne s'est écoulé de jours depuis sa mort.
Cela donne une idée de la masse d'ouvrages dont il a fait l'objet.
Je crois bien qu'il n'est aucun autre personnage historique dont on puisse en dire autant.
Même en faisant la part de l'art consommé de la propagande dont Napoléon a fait preuve de son vivant, et ce dès ses débuts (bulletins de la grande armée etc.), et même post-mortem (par le biais de Las Cases etc.), il demeure quand même quelque chose d'énigmatique dans cette gloire ininterrompue.
Il faut bien croire qu'il y a je ne sais quoi d'intrinsèquement mythique chez un nombre choisi de personnages historiques, qui leur vaut d'appartenir à une sorte de Panthéon extrêmement sélect de l'histoire universelle.
Il vaudrait la peine d'étudier les raisons pour lesquelles ce sort a échu à Napoléon, de rejoindre Alexandre et César dans ce club très fermé des très grands capitaines et hommes d'Etat qui hantent les manuels d'histoire du monde entier.
(Même s'il est évident qu'il y a à un certain moment un effet boule de neige: on écrit des livres pour s'expliquer le mythe, ce qui contribue à alimenter le mythe etc.).

Commerce

Un marxisme simpliste (autrement dit: non marxiste) qui ne verrait dans le commerce que la manifestation d'un esprit de lucre destructeur s'interdirait de comprendre la complexité du monde.
Le commerce peut aussi être un puissant facteur de paix et de collaboration entre les peuples.
Deux peuples voisins sont naturellement portés à se considérer comme rivaux, mais ils sont tout aussi naturellement voués à voir chacun dans l'autre un partenaire commercial potentiel et d'autant plus intéressant qu'il est proche.
Parmi les lobbies qui, aux Etats-Unis, militent en faveur d'un adoucissement de l'embargo qui frappe Cuba depuis près d'un demi-siècle se trouvent les agriculteurs du Middle-West, conscients qu'ils sont que l'île représenterait un important débouché pour leurs produits s'il leur était permis de commercer librement avec elle.
Cela comme un exemple entre mille.
Bref, le commerce n'est pas seulement cette vile pratique qu'on veut nous faire croire.
D'ailleurs, les différents sens du mot attestent de ce qu'il peut avoir de positif.
Commerce, en français, cela veut dire aussi relation, conversation, au point que Massillon, cité par Littré, parle de la prière comme d'un "commerce tendre avec Dieu".
Et dans les années 20, il exista une revue littéraire, qui comptait parmi ses directeurs Valéry et Fargue si je ne m'abuse, et qui portait justement le titre de Commerce.

To be etc.

Il y a des idées, je ne me souviens plus très bien si je les ai lues quelque part ou si je les ai tirées de mon propre fonds. Cela importe peu d'ailleurs, je ne tiens pas énormément au copyright, et je souhaiterais même qu'on revienne au régime de l'anonymat, du "pot commun" pour ainsi dire, qui caractérisait la vie intellectuelle au Moyen Age. La propriété intellectuelle n'est qu'une modalité de la superstition individualiste après tout.
Passons.
L'une de ces idées dont la paternité m'échappe, la voici.
J'ai lu, ou je crois avoir lu, qu'il y aurait dans la vie de chacun d'entre nous un âge privilégié, différent selon les personnes, auquel notre visage manifesterait la vérité de ce que nous sommes.
Cette manifestation ne serait évidemment pas le fruit du hasard, mais l'aboutissement d'un cheminement intérieur. Ce moment serait celui où nous devenons et, par conséquent, paraissons enfin ce que nous sommes de toute éternité ou, du moins, depuis notre naissance.
Je suis bien conscient du fait qu'une telle idée prête le flanc à mille objections.
Elle suppose en quelque façon qu'il existe quelque chose comme une essence de notre moi, dont notre existence ne serait que l'accomplissement plus ou moins achevé.
C'est là une métaphysique discutable. (Elles le sont toutes).
N'empêche, l'idée me plaît.
Et je pense de toute façon qu'il existe parfois une adéquation entre le paraître et ce que l'on suppose de l'être d'une personne, adéquation qui semble bien souvent tenir du miracle, tant il est vrai que la plupart des gens portent leur visage comme on porte un vêtement enfilé à la hâte et au hasard.

Petits problèmes de gestion journalistique

Je ne sais plus quel éditorialiste de je ne sais plus quel organe de presse tenait ces jours-ci à peu près ce langage: la presse avait été jusqu'à présent bien trop catastrophiste dans son traitement de la crise économique en cours, peignant tout en noir avec une sorte de complaisance dans le négatif, négligeant tous les indicateurs qui n'allaient pas dans le sens d'un effondrement généralisé (dont il citait quelques uns, au nombre desquels si je me souviens bien celui de la consommation des ménages etc.). Si la dite presse continuait sur cette voie, ajoutait-il en guise d'avertissement, elle allait finir, par son pessimisme, par contribuer effectivement à l'aggravation de la crise, tant il est vrai qu'en économie le facteur psychologique compte pour beaucoup etc. Et, ajoutait-il, ce serait pour elle une façon de scier la branche sur laquelle elle se trouve, puisque le ralentissement de l'économie se traduirait par une contraction de ses recettes publicitaires.
Je crois qu'il y a du vrai là-dedans, je crois en tout cas que l'éditorialiste en question a su saisir qu'on se trouvait ici en présence d'un conflit entre deux principes qui guident les médias dans leur activité (étant entendu que la recherche de la vérité n'a rien à faire ici). D'une part, c'est un principe général, les médias ont besoin de dramatiser car le drame est vendeur. Mais, dans un cas comme celui de la crise que nous vivons, cette tendance à la dramatisation peut effectivement contribuer à aggraver la crise et donc se révéler contre-productive à terme en ce qui concerne les recettes publicitaires, qui constituent l'essentiel des revenus de la presse comme on le sait. Ah! il doit être bien difficile de diriger un journal ces jours-ci.

dimanche 4 janvier 2009

Napoléon et les chagrins d'amour

Je lis dans le Mémorial de Sainte-Hélène un texte écrit à l'initiative de Napoléon et reproduit par Las Cases, qui explique à lui seul le prestige donc Bonaparte a pu jouir aux yeux des écrivains romantiques, Stendhal le premier.
Il s'agit d'un ordre du jour pris par Napoléon, alors premier consul, dans les circonstances suivantes: deux soldats de sa garde venaient de se suicider pour des raisons sentimentales, il s'agissait de mettre l'ensemble de la troupe en garde contre ce genre de tentations.
Voici le texte:
"Ordre du 22 floréal an X
Le grenadier Gobain s'est suicidé par amour ; c'était d'ailleurs un très bon sujet. C'est le second événement de cette nature qui arrive au corps depuis un mois.
Le Premier consul ordonne qu'il soit mis à l'ordre de la garde:
Qu'un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie des passions ; qu'il y a autant de vrai courage à souffrir avec constance les peines de l'âme qu'à rester fixé sur la muraille d'une batterie.
S'abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s'y soustraire, c'est abandonner le champ de bataille avant d'avoir vaincu."

Un chef de gouvernement prêchant dans un acte officiel les vertus du stoïcisme en matière amoureuse. Seul Napoléon pouvait faire ça.

Un serpent de mer

La réforme de l'orthographe est en France un vieux serpent de mer. On ne compte plus les réformes proposées ou tentées depuis plus d'un siècle. Mais personne ne s'est décidé encore à prendre les mesures radicales qui s'imposeraient.
Dans une interview donnée au Matin, le linguiste André Chervel prône une simplification radicale de l'orthographe.
Il part du constat suivant: une recherche menée en 1996 a fait apparaître que les élèves âgés de 12 à 14 ans des années 90 faisaient en moyenne 2,5 plus de fautes d'orthographes que les enfants de la même classe d'âge dans les années 20. Des recherches plus récentes montrent que ce phénomène s'est encore aggravé et que les collégiens d'aujourd'hui ont environ deux années scolaires de retard sur ceux de 1987.
Bref, le système éducatif tel qu'il existe aujourd'hui n'est plus à même d'enseigner l'orthographe, et cela se ressent jusque dans les copies des étudiants universitaires.
La maîtrise de l'orthographe est devenue l'apanage d'une élite et remplit essentiellement une fonction de distinction sociale.
D'où la nécessité d'une réforme radicale, qui consisterait entre autres dans l'abolition des doubles lettres là où elles ne se prononcent pas, la généralisation du "s" comme marqueur du pluriel ("animaus") etc.
Je n'ai pas trop envie de discuter les détails techniques des mesures de simplification proposées par Chervel, mais je partage l'idée selon laquelle une réforme radicale s'impose.
C'est un fait, presque aucun élève aujourd'hui ne maîtrise l'orthographe telle qu'elle existe, et elle est effectivement devenue un marqueur social.
Cela n'est pas rédhibitoire en soi pour une pratique que d'être un marqueur social.
Manger à sa faim, après tout, c'était naguère encore un marqueur social!
Mais le problème de notre orthographe, c'est qu'elle est un marqueur social sans avoir par ailleurs, dans bien des cas, aucune utilité.
La plupart de ses difficultés n'ont aucune raison d'être.
Combien d'entre elles sont liées à des lettres adventices introduites à telle ou telle époque prétendument pour garder trace de l'étymologie. Or, un certain nombre de ces étymologies sont fantaisistes et, de toute façon, l'orthographe n'a pas vocation à constituer le musée historique d'une langue. (Un philosophe c'est en italien tout bonnement un filosofo, pourquoi ne serait-ce pas en français un filosof?).
On se désole de répéter ces choses qui ont déjà été dites mille fois...
En outre, l'apprentissage de l'orthographe distrait du temps au détriment de celui qu'on pourrait consacrer utilement à la grammaire, au vocabulaire etc., bref à la maîtrise réelle de la langue.
Il est donc urgent d'en finir avec cette querelle centenaire et d'adopter enfin une orthographe le plus phonétique et le plus rationnelle possible, pour pouvoir se concentrer sur l'enseignement de la langue elle-même. Car ce qui choque dans bien des textes d'adolescents (ou d'adultes d'ailleurs), tels qu'on peut en lire sur Internet par exemple, ce n'est pas tant l'orthographe que la syntaxe calamiteuse etc., toute une pauvreté d'expression qui trahit une pauvreté de pensée, car les deux choses, qu'on le veuille ou non, sont liées.

Dean & Jerry 2

En vrac, quelques autres faits intéressants que j'ai retenus de la lecture de Dean & Me, de Jerry Lewis.
Dean Martin souffrait de claustrophobie. Il ne prenait pas l'ascenseur s'il pouvait s'en passer. Il détestait particulièrement l'ascenseur desservant le backstage du Paramount Theater, très étroit et régulièrement en panne. Raison pour laquelle il pouvait faire à pied jusqu'à sept fois par jour quand ils s'y produisaient les six étages qui séparaient la scène de sa loge.
J'insiste sur ce fait parce que je suis moi-même claustrophobe à l'extrême et ça fait toujours plaisir de savoir que nos phobies sont partagées par un grand crooner symbole de virilité.
Plus sérieusement, Jerry Lewis remarque que juste après-guerre le public pouvait dans certains cas manifester une hostilité marquée pour les artistes qui, ayant été réformés, n'avaient pas servi pendant la Seconde Guerre mondiale, et étaient soupçonnés d'être des planqués.
C'était le cas de Lewis et de Martin mais aussi de Sinatra, à qui la foule lança des tomates à l'entrée d'un théâtre où il s'apprêtait à chanter en 1944.
Autre petit fait historique intéressant: en 1953, lors d'une tournée en Angleterre, Lewis et Martin furent hués lors de certaines représentations. Lewis attribue cette froideur du public britannique à l'anti-américanisme qui régnait alors en Europe du fait entre autres de la chasse aux sorcières et de l'exécution récente des époux Rosenberg.
On apprend par ailleurs que Martin et Lewis eurent comme compagnon de table au restaurant du Queen Elisabeth, sur lequel ils traversèrent l'Atlantique pour se rendre en Angleterre, Anastase Mikoyan, à l'époque ministère du Commerce (avant de devenir premier ministre) d'URSS. Lewis nous confie que le personnage n'avait rien de spécialement rigolo. On se dit que les camarades ne se refusaient rien quand même, le Queen Elisabeth étant comme on le sait l'un transatlantiques les plus luxueux ayant jamais existé.

samedi 3 janvier 2009

Dean & Jerry

J'ai lu entre hier et aujourd'hui Dean & Me, A Love Story, le livre que Jerry Lewis a consacré aux dix années, de 1946 à 1956, pendant lesquelles il a formé, avec Dean Martin, l'un des duos en son temps les plus célèbres de toute l'histoire du show-business américain. La formule de leur numéro était simple: Jerry Lewis était le clown, Dean Martin le straight guy, le crooner beau garçon réagissant avec nonchalance aux pitreries de Lewis.
C'est donc l'histoire des dix années que dura ce compagnonnage que Jerry Lewis raconte, de façon assez touchante. On sent qu'il ne s'est pas agi pour lui que d'une aventure professionnelle mais aussi, ainsi que le dit le titre, d'une véritable histoire d'amour, entre lui et Martin, de dix ans son aîné, en qui il voyait une sorte de grand frère. Une histoire dont la fin, comme celle de toute relation importante, fut douloureuse pour l'un et l'autre.
On y apprend aussi une foule de petites choses intéressantes.
Au sujet des liens supposés de Sinatra avec la maffia, par exemple, Lewis dit que "in the 1940s and '50s, before the Mob lost its hold on nightclubs and Vegas, it was literally impossible for an entairtainer, any entertainer, not to deal with them" ("dans les années 40 et 50, avant que le milieu perdre son emprise sur les lieux de divertissement nocturnes et Las Vegas, il était absolument impossible pour un artiste, quel qu'il soit, de ne pas entretenir de rapports avec eux").
Sinatra n'aurait pas eu de liens spéciaux avec la maffia, pas plus que bien d'autres en tout cas, la seule différence le concernant résiderait dans le fait que lui aimait à se vanter de ce genre de liens de façon un peut puérile, pour se donner des airs.
Ce qui est intéressant également, c'est l'interprétation "historique" que Lewis donne de leur immense succès dans les années d'après-guerre : d'après lui, il s'explique par fait que la société américaine extrêmement corsetée de ces années-là avait besoin d'un exutoire, et que Lewis et Martin furent en mesure de le leur fournir. Cette explication vaut ce qu'elle vaut évidemment, mais elle nous rappelle opportunément, comme je l'ai dit dans des billets précédents, l'atmosphère de fort contrôle moral et social qui régnait aux Etats-Unis après guerre, qu'il vaudrait la peine d'envisager de façon comparative avec ce qui se passait en URSS à la même époque.