"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


vendredi 31 octobre 2008

So schmeckt Berlin


Me voici donc on the road again. Sitôt quitté Lausanne, en se dirigeant vers Fribourg, vers le nord, c'est un paysage couvert de neige qu'on découvre. Les journaux alémaniques en ont fait leurs gros titres, à commencer par cet exemplaire du Bund de Berne laissé par quelque voyageur dans mon compartiment: jamais ces dernières années la neige n'était tombée si précocement et si abondamment en Suisse. Au point, paraît-il, que le trafic ferroviaire en était complètement désorganisé hier, et qu'on ne comptait plus les trains en retard dans la ponctuelle Helvetia. Tout est blanc jusqu'à Bâle, à quoi s'ajoutent des bancs de brouillard çà et là dans les vallées. Les rares vaches qu'on a laissées brouter ont ainsi l'air de moines méditant sur l'inconsistance de l'ici-bas.
Et me voici donc à Berlin à 19 h 25 ce soir. Ah, abandonnez tous vos préjugés sur le militarisme prussien. Une fois de plus, je me dis que Berlin a quelque chose de méditerranéen. Le chauffeur du taxi que je prends pour me rendre à ma pension de Meininger Strasse est plus bavard que le plus bavard des Romains.
Voici la pension, voici ma chambre. Pour 31,50 euros par nuit, on a une chambre des plus fonctionnelles: un lit, un lavabo, une penderie, une table en pin depuis laquelle j'écris. Les douches sont à l'étage, le WI-FI est gratuit. Après avoir laissé mes bagages, j'erre dans le quartier (Meininger Strasse est une rue transversale de Luther Strasse) en quête d'un endroit pour manger un bout. Voici une taverne de quartier. Une nouvelle loi allemande interdit de fumer dans les lieux publics tout comme en France, mais dans cette taverne apparemment tout le monde s'en contrefout. La clientèle, où toutes les catégories sociales semblent se mêler, se compose pour l'essentiel de gens de plus de 40 ans, presque tous des habitués. L'endroit a ce je ne sais quoi de culotté comme une pipe qui fait qu'on s'y sent bien. Les murs sont lambrissés jusqu'à hauteur d'homme. Des dizaines d'horloges de cuisine accrochées au-dessus du comptoir marquent l'heure. La radio diffuse des tubes des années 60 et 70, dont Follow me, cette chanson des Genesis qui faisait fureur il y a trente ans en Allemagne, alors que j'étais en séjour linguistique à Seseen, dans la Forêt Noire. Je mange une Wiener mit Brot et bois de la Berliner Kindl, la pilsener d'ici, qui est tout à fait légère, à 1,70 euro la pinte. So schmeckt Berlin. ("C'est le goût de Berlin", slogan qui figure sur les dessous de verre publicitaires en carton de la Berliner Kindl, justement).

jeudi 30 octobre 2008

Veille de départ

Un contretemps de dernière minute a bien failli m'obliger à remettre de quelques jours mon départ pour la Russie: la femme de l'agence spécialisée entre les mains de laquelle je m'étais mis pour obtenir mon visa russe et le visa de transit pour le Bélarus m'appelle hier pour me dire que l'employé du consulat du Bélarus s'est trompé en saisissant mon numéro de passeport, si bien qu'il manque la lettre I dans le dit numéro sur le visa. Il lui fallait donc se rendre de nouveau là-bas aujourd'hui pour faire corriger cette erreur, et ce n'est qu'à 5 heures cet après-midi que j'ai su que le problème avait été réglé. Je reviens donc de Genève où je suis allé chercher mon passeport. Au-dessus du visa imprimé et muni d'un bel hologramme iridescent, mais indiquant un numéro de passeport incomplet, figure une mention manuscrite "numéro passeport XXXXX (le bon numéro)" en russe, avec signature et cachet supplémentaire. Espérons que ce pâté satisfera la police des frontières à Brest.
Je pars demain pour Berlin, où je passerai le week-end avant de prendre le train pour Moscou, de la gare Berlin-Lichtenberg, à 15 heures dimanche.

mercredi 29 octobre 2008

Le grand cirque identitaire


La dernière mouture du texte portant réforme du système d'immatriculation automobile, qui vient d'être rendue publique aujourd'hui, est un condensé de toute la bêtise byzantine dont notre époque est capable. Rappelons que dans sa première version ce texte prévoyait l'abolition pure et simple de l'indication du département sur les plaques minéralogiques.
Cela n'a pas manqué de susciter un tollé, dont les raisons peuvent se comprendre d'ailleurs: le numéro d'immatriculation a beau être un numéro, il n'en pas moins devenu avec le temps, comme je le disais hier, un symbole identitaire, et on peut comprendre que les gens y soient attachés.
On se demande même comment les auteurs du texte n'avaient pas su anticiper ces réactions, d'autant plus qu'elles s'étaient déjà produites dans des pays ayant introduit des modifications analogues, l'Italie par exemple, où l'indication des deux lettres correspondant au nom de la province d'appartenance des automobilistes avait fini par être réintroduite.
Mais voici maintenant que le ministère de l'Intérieur, dans son nouveau texte, rendu public aujourd'hui, non seulement fait marche arrière devant les réactions de l'opinion publique, mais, comme le veut notre époque, en rajoute dans le n'importe quoi identitaire. On nous annonce ,en effet, non seulement qu'en définitive l'indication du département sera obligatoire, mais que chaque automobiliste sera libre de choisir à sa guise, selon les affinités, le département figurant sur sa plaque. Notez déjà le paradoxe: il s'agira d'une indication obligatoire, même si elle ne remplira aucune fonction administrative puisque son contenu sera laissé à la fantaisie des automobilistes. La chose est déjà assez ubuesque en elle-même, pour peu qu'on y pense.
Mais ce que trahit cette mesure, c'est surtout l'immense confusion qui règne à nos époque concernant la catégorie même d'identité. Ce qui triomphe ici, ce qui reçoit le sceau de la loi, c'est l'idée que l'identité est le fruit d'une pure élection personnelle, qu'elle n'a aucun fondement dans la réalité des choses. Jusqu'à présent, une voiture portait le numéro du département où son propriétaire résidait. Celui-ci pouvait certes avoir laissé son coeur dans son département d'origine ou avoir un département de prédilection où il espérait couler ses vieux jours. Mais c'était là une affaire purement subjective. Sa plaque minéralogique n'était rien d'autre qu'une expression du principe de réalité: quel que soit le département que tu préfères, lui disait-elle, c'est ici que tu habites. Et notons que la séparation du principe de réalité et du principe de plaisir n'est pas répressive en tant que telle: bien au contraire, c'est seulement après avoir reconnu la réalité que le désir peut définir les moyens de sa réalisation. C'est parce que ma plaque d'immatriculation me rappelle à la réalité du lieu où je vis, que je peux décider à un moment donné d'en changer. Maintenant, le nouveau système nous introduit à cette déréalité caractéristique de notre époque, une sorte d'entre-deux, de no man's land entre le désir et la réalité, qui n'est en fait que le signe d'une infantilisation généralisée.

Soupçons


On m'en dira tant, même si je pense que les Démocrates, à l'échelle du monde politique américain, sont somme toute un moindre mal, et si je reconnais qu'Obama a un charisme indéniable, on m'en dira tant, je trouve suspect l'enthousiasme des Européens pour le candidat démocrate. Quoi? Un continent blanc comme l'Europe souhaite à 80% l'élection d'un Noir, ou du moins d'un métis, dans un pays où les Noirs sont une minorité? J'ai du mal à ne pas penser qu'il y a quelque chose là-dessous. Je ne sais pas trop quoi, je ne veux pas risquer d'explications hâtives, mais disons que je n'y crois pas.
Rappelons par ailleurs que les attentes suscitées par Obama en matière de politique internationale risquent vite d'être déçues, et sur une question en particulier: le conflit israélo-palestinien. Je pense qu'Obama, pour tout un ensemble de raisons, est le plus mal placé pour impulser un revirement de la politique américaine dans ce domaine. En effet, paradoxalement, comme toujours dans ce genre de cas, seul un politicien au pedigree pro-israélien irréprochable disposerait de la marge de manoeuvre suffisante vis-à-vis d'Israël et de ses relais aux Etats-Unis pour inaugurer une nouvelle politique. Ce n'est pas le cas d'Obama, dont il y a de bonnes raisons de penser qu'il devrait, une fois élu, donner des gages sur cette question. Attendons voir.

mardi 28 octobre 2008

Save Our Soul



Dans un livre paru récemment, Jean-Claude Michéa montre bien comment, peu de temps après le tournant de 1984, qui marquait la conversion de la gauche socialiste à l'économie de marché, c'est Mitterrand lui-même qui, avec un cynisme assez incroyable même pour ceux qui savaient depuis longtemps combien le personnage pouvait être retors à l'occasion, a orchestré la naissance de SOS Racisme, ce afin de fournir à un peuple de gauche désormais orphelin du rêve socialiste une sorte d'idéologie de substitution.
La création de SOS racisme, autrement dit la naissance d'un antiracisme idéologique qui, loin de vouloir réellement contribuer à créer les conditions d'une coexistence harmonieuse entre Français de diverses origines, se nourrit du racisme dans lequel il trouve sa raison d'être, a ainsi correspondu à l'avènement en France d'une nouvelle gauche qui, faute d'être porteuse d'un projet de société alternatif au capitalisme, auquel elle se borne au mieux à vouloir apporter quelques correctifs cosmétiques, a fait des questions dites sociétales son fonds de commerce, consommant ainsi le divorce d'avec les classes qu'elle avait vocation à défendre. Inutile de dire par ailleurs que la droite moderne n'a aucun problème à damner le pion à la gauche sur ce terrain, des questions sociétales, car la composante "ordre moral" et "vieille France" y est maintenant tout à fait minoritaire. Certes, sur les questions d'immigration, Sarkozy s'est livré à quelques gesticulations destinées à complaire à son électorat le plus rigide, mais il faudrait beaucoup d'imagination pour taxer le gouvernement actuel de racisme. Pour ne rien dire des autres "minorités": femmes, gays etc., au sujet desquelles la droite elle-même fait assaut de progressisme, car elle a bien compris que ces questions sociétales permettaient d'occulter la vieille question sociale, que le néologisme "sociétal" avait justement pour fonction de faire passer à la trappe.
Entre-temps, bien évidemment, les conditions de vie des classes populaires, immigrés et autochtones confondus, se détériorent, ce qui contribue entre autres choses à exaspérer des tensions raciales.

Jean-Claude Michéa, La Double pensée - Retour sur la question libérale, Champs-Flammarion.

Les à-côté de la plaque


Je ne sais plus quel modéré, à l'époque de la Révolution française, se plaignait de la fureur centralisatrice et unificatrice des Jacobins qui, désireux d'effacer toutes les anciennes identités locales héritées de l'Ancien Régime, avaient tranché dans le vif du territoire de la France pour y découper, selon des limites purement arbitraires et rationnelles, les départements. Pour un peu, ajoutait-il en substance, ils donneraient à ces entités nouvelles, à ces purs êtres de raison non plus des noms mais de simples numéros.
Comme on le sait, c'est ce que l'administration publique française a fini par faire effectivement plus d'un siècle plus tard.
Mais paradoxalement, comme le montre les protestations actuelles concernant le nouveau système national d'immatriculation des voitures, qui prévoit la disparition de l'indication du département, les populations des départements ont fini par développer un attachement pour ces numéros, malgré ce qu'ils pouvaient avoir initialement d'abstraction froide. C'est un exemple assez saisissant de l'importance du sentiment d'appartenance et d'identité dans la vie sociale, car il montre comment la société en quelque sorte sécrète de l'identité même à partir de ce qui apparemment s'y prêterait le moins, un peu à la façon dont des barrières de corail se forment dans certaines mers sur la carcasse rouillée d'épaves.

lundi 27 octobre 2008

Nature trouble des ONG


Comme je le disais hier, je ne tiens pas en grande estime la plupart des ONG, en particulier mais pas seulement les ONG actives dans le tiers-monde. Pour dire les choses de façon un peu rapide et schématique, je ne suis pas loin de penser que l'épisode de l'association de l'Arche de Zoé nous révèle quelque chose sur la nature profonde des ONG. Mais, me dira-t-on, l'Arche de Zoé, c'est une caricature d'ONG, et c'est si vrai que les "vraies" ONG se sont précipitées devant les médias pour dire tout le mal qu'elles pensaient de cette association, de ses modes opératoires etc., pour stigmatiser leur manque de professionnalisme, pour rappeler qu'e les opérations humanitaires ne s'improvisaient pas etc. etc.
Oui, l'Arche de Zoé est une caricature, mais justement un portrait-charge n'en est pas moins un portrait. Il grossit les traits de la réalité qu'il représente, certes, mais ce sont néanmoins des traits qui y sont présents. Et je crois bien qu'il en va de même ici. Les "vraies" ONG sont certes plus raffinées dans leurs modes opératoires, mais je ne suis pas si sûr que cela qu'elles soient beaucoup plus claires dans leurs motivations. Si un fondateur d'ONG quelconque devait rencontrer Socrate avant de s'embarquer pour l'Afrique et que, comme à son habitude, celui-ci lui demande où il s'en va de ce pas, et que notre fondateur lui réponde qu'il va faire le bien en Afrique, je ne suis pas certain qu'il saurait fournir une réponse claire si Socrate devait s'enquérir de ce que c'est que faire le bien en général, et le bien en Afrique en particulier.

Abstraction faite de cela, bien des ONG aujourd'hui servent, je dirais de façon presque obscène, à leurs fondateurs ou dirigeants à se constituer une sorte de capital moral qu'ils s'empresseront le moment venu de dépenser sur le terrain politique.
La trajectoire de Bernard Kouchner est exemplaire à cet effet.
Le principe consiste évidemment à jouer sur la méfiance qu'inspire de plus en plus le personnel politique dans nos démocraties. On conçoit la séduction que peut exercer sur l'opinion publique le contraste entre l'humanitaire, censé être un parangon d'abnégation, dévoué corps et âme aux déshérités de la planète, et le politicien professionnel classique. Or, comme je le disais, cet humanitaire cache le plus souvent un politicien en train de placer ses pions, et de la pire des façons, car il entend fonder sa carrière politique sur l'antipolitique, ce qui contribue à abaisser davantage encore le niveau d'un débat politique déjà très pauvre.

L'Eglise dans tout ça


Il découle de ce que je disais dans le billet précédent que, à partir du moment où il est devenu consumériste, le capitalisme a dû s'employer à détruire systématiquement toutes les valeurs prémodernes susceptibles de faire obstacle à la consommation de masse.
C'est là qu'il convient de faire une remarque concernant les églises et en particulier l'Eglise catholique dans nos pays. Si, dans la phase initiale, non consumériste, du capitalisme, l'Eglise a pu en partie joué le rôle qu'elle avait déjà joué par le passé, d'instrument du pouvoir politique, chargée d'encadrer les masses et de les inviter à la docilité etc., et donc être utile au capitalisme, dans une seconde phase, dans la mesure où elle restait porteuse de valeurs ascétiques prémodernes, elle a commencé à faire figure d'obstacle au déploiement complet de la logique consumériste. C'est une chose que Pasolini avait très bien vu: certes l'Eglise s'efforce encore, par une sorte d'inertie historique, de tirer des avantages d'une certaine complicité avec le pouvoir etc., mais, objectivement, l'Eglise, comme toutes les institutions dépositaires de valeurs prémodernes et ascétiques, est devenue une entrave. Si l'Eglise était capable de prendre conscience de cela, ajoutait Pasolini, elle se rangerait résolument parmi les forces d'opposition au capitalisme contemporain.

Quelques notes sur le consumérisme


Montesquieu nous dit dans l'Esprit des lois qu'à chaque régime politique correspond un type humain particulier, une certaine disposition psychologique. Ainsi, pour fonctionner, le despotisme a besoin d'entretenir la peur chez ses sujets tandis que la démocratie ne peut perdurer qu'autant que ses citoyens sont animés par la vertu (au sens politique, antique du terme: sobriété des moeurs, souci du bien commun etc.). Bref, pour emprunter la métaphore qu'employait Althusser dans son petit livre sur Montesquieu, le despotisme marche à la peur et la démocratie marche à la vertu, de la même façon qu'on dit qu'un moteur marche à l'essence. On peut dire de la même façon que la disposition psychologique propre au capitalisme de notre époque est le consumérisme, autrement une certaine disposition subjective à réduire à la consommation de marchandises la satisfaction de toutes les aspirations humaines. Notons que cela n'a pas été le cas à toutes les phases du capitalisme. Le capitalisme du XIXe siècle n'est pas consumériste, en ce qu'il ne table pas encore sur la consommation des salariés pour l'accumulation du capital. On peut dater le stade consumériste du capitalisme du moment où Ford prononce sa fameuse déclaration, selon laquelle il paie ses ouvriers pour acheter ses voitures. A partir de ce moment-là seulement, le moteur du capitalisme devient la consommation de ces mêmes salariés qu'il exploite dans le processus de production, à partir de ce moment-là seulement il devient important de favoriser autant que faire se peut le désir de consommation.


dimanche 26 octobre 2008

Tourisme humanitaire

"Défiez-vous des cosmopolites qui vont chercher au loin des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer son voisin." Je citais ces mots de Rousseau dans mon billet précédent. Et il s'applique particulièrement à tous ces humanitaires qui, sans se douter d'ailleurs bien souvent de ce qu'il entre de néocolononialisme, fût-ce dans une version compassionnelle, dans leurs pratiques, s'en vont prétendument sauver le tiers-monde au volant de leurs 4x4, mais, comme le disent les Psaumes, "ont des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre" quand il s'agit des multiples formes de misères qui existent dans leur propre pays. Il faut dire que ces associations sont souvent sponsorisées et que donc, si elles devaient s'intéresser de trop près à la politique sociale des entreprises qui les financent, et à ses conséquences sur la vie concrète de leurs employés ou licenciés, elles risqueraient bien vite de manquer de bailleurs de fonds. Mais, au-delà de ça, ce qui m'irrite le plus, c'est de voir des gens qui s'accommodent par ailleurs complètement de notre société telle qu'elle est, y compris ses médias etc., se donner à bon compte une bonne conscience de samaritains en pratiquant ce qui, au fond, n'est qu'une forme de tourisme un peu plus sophistiquée.
Ajoutons à cela cette conviction de bons blancs persuadés de savoir ce qui est bon pour les petits négrillons, qu'ils ne savent jamais voir comme des individus, mais toujours à travers le filtre d'une compassion qui n'est qu'une forme raffinée de mépris. Combien de fois n'ai je pas entendu des Africains exprimer leur révolte au sujet de l'image pitoyable qui était donnée de leur continent à travers l'iconographie des affiches des ONG, comme si l'Afrique était faite uniquement de gens qui meurent de faim etc.

Ethnocentrisme


On entend bien des idioties au sujet de l'ethnocentrisme occidental, comme si ce phénomène était en quelque sorte propre à nos seuls pays. C'est en fait à peu près le contraire qui est vrai car, s'il y a bien une constante qui émerge des enquêtes des anthropologues, c'est que tous les peuples partagent la même conviction selon laquelle leurs valeurs et leurs croyances sont les seules vraies et les membres de la société à laquelle ils appartiennent les seuls hommes véritables (à telle enseigne que bien des sociétés "primitives" réservent à leurs seuls membres le nom d'être humain). Bref, toutes les sociétés sont essentiellement ethnocentriques, et seule la société occidentale, pour des raisons qu'il s'agirait de démêler, mais qui procèdent certainement de son double héritage grecque et biblique, s'est voulue universaliste et a posé l'unité du genre humain. La société occidentale moderne est en quelque sorte cette société dont le particularisme propre est de se vouloir universaliste. La seule chose qu'on puisse lui reprocher (si l'on adopte le point de vue d'un universalisme authentique, à supposer qu'une telle chose existe), c'est précisément qu'en tant qu'il est une forme spécifique de particularisme, cet universalisme est peut-être moins innocent qu'il n'y paraît car il pourrait être en fait la forme subtile revêtue par l'ethnocentrisme européen.
Autrement dit, ce n'est pas l'ethnocentrisme européen qui est en cause (l'Europe le partage avec tous les peuples sans exception), mais bien la prétention de l'Européen de déroger à cette constante anthropologique, prétention qui a pu masquer à l'occasion toutes sortes d'intérêts et de crimes (voir l'histoire coloniale évidemment).
Il est à noter toutefois que ceux-là même qui dénoncent le caractère hypocrite de l'universalisme colonial et post-colonial le font eux-mêmes au nom d'une forme prétendument plus pure et plus authentique d'universalisme, mais qui n'en est pas moins suspecte, tant il est vrai qu'il y a quelque chose d'antinaturel dans l'universalisme.
Je crois quant à moi que tout universalisme abstrait est suspect par nature, et que le seul universalisme concevable est celui qui naît de l'universalisation, par cercles concentriques pour ainsi dire, jusqu'à englober le genre humain tout entier, des valeurs que nous professons et surtout que nous pratiquons dans la société où il nous a été donné de naître. Comme le disait Rousseau, "défiez-vous des cosmopolites qui vont chercher au loin des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer son voisin."

Nationalisme grand-russien


Autant je trouve déplorable la façon dont les pays occidentaux, les Etats-Unis au premier rang, ont ignoré depuis 1991, et encore récemment à l'occasion de la crise géorgienne, les intérêts nationaux légitimes du peuple russe, autant je trouve inquiétantes certaines formes d'ultranationalisme grand-russien qu'on observe en Russie. J'ai vu hier soir sur TSI2, chaîne de télévision publique suisse italophone un document extrêmement intéressant sur cette mouvance. (Soit dit en passant, honte à la télévision publique française, qui s'adresse à un pays de plus de 60 millions d'habitants et dispose de moyens à l'avenant, de proposer le samedi soir une programmation qui n'arrive pas à la cheville de celle de la TSI, dont le public potentiel, les Suisses de langue italienne, n'atteint même pas le million. Passons.).
Il ne s'agissait pas de ces groupes d'activistes plus ou moins skinheads qui se revendiquent eux aussi d'une idéologie ultranationaliste et qui se sont rendus coupables à de multiples reprises d'agressions contre des habitants originaires du Caucase ou d'Asie centrale. Non, il s'agissait de gens tout ce qu'il y a de plus honorables: officiers supérieurs de l'armée, prêtres orthodoxes etc., (dont la plupart ont un passé dans les services de sécurité). Ce que ces gens ont en commun, c'est une même nostalgie pour la Russie impériale et l'URSS., l'URSS non pas pour ses institutions communistes, mais en tant précisément que continuation de la Russie impériale. Pour eux, l'éclatement de l'URSS a été la plus grande catastrophe du XXe siècle (comme Poutine lui-même l'a déclaré d'ailleurs). Et ce dont ils rêvent, c'est, à terme, la restauration de la Russie dans ses frontières d'avant 1991. Cette idéologie grand-russienne, ils la fondent sur une sorte de trinité, qu'ils prétendent reprendre de la tradition: foi, patrie et tsar, étant entendu que n'importe quel dirigeant à poigne peut jouer le rôle du tsar (il ne s'agit pas d'un projet de restauration formelle du tsarisme). Leur conception politique est résolument anti-occidentale et antidémocratique. Leur vision du pouvoir est strictement verticale et hiérarchisée, en quoi ils prétendent là aussi renouer avec la tradition. (L'idée étant que tout pouvoir vient de Dieu etc.).
Dans les faits, il s'agit, comme toutes les tentatives de restauration des formes sociales prémodernes, d'un mélange étrange de holisme et d'invidualisme. Car si le fondement divin du tsarisme historique s'enracinait au moins dans une tradition réelle, quel titre ont-ils quant à eux à se croire investis du pouvoir par Dieu plus que n'importe qui d'autre, si ce n'est le fait qu'ils détiennent le pouvoir en fait? Le droit se fonde donc ici sur le simple fait. Et il manque à leur vision hiérarchique l'une des caractéristiques des régimes paternalistes traditionnels: les rapports hiérarchiques traditionnels tissaient de nombreux liens entre gouvernants et gouvernés, et s'accompagnaient, dans certaines limites évidemment, d'une certaine sollicitude paternaliste des uns pour les autres. Au contraire, chez les hommes qu'on voyait dans ce reportage, cette sollicitude était entièrement absente, la seule chose qu'on y voyait c'était le mépris du fort pour le peuple vu comme malléable et corvéable à souhait. On a donc affaire à une forme d'idéologie politique qui réussit le tour de force de prendre le pire des sociétés prémodernes et le pire des sociétés modernes pour le mettre au service qui plus est d'une politique étrangère impérialiste.

Illustration: Joukov, principale artisan de la victoire soviétique sur l'Allemagne nazie. Les nationalistes grand-russiens d'aujourd'hui, au nom de la célébration d'une Russie éternelle, ont de la place dans leur panthéon aussi bien pour Joukov et d'autres héros nationaux de l'époque soviétique que pour le tsar Nicolas II.

samedi 25 octobre 2008

Rappel de banalités


Ce qu'il convient de rappeler encore et toujours, c'est que le capitalisme n'est pas seulement une formule d'organisation économique: il est une civilisation, qui affecte toutes les sphères de la vie humaine. Il serait plus juste peut-être de parler de non-civilisation, tant ce système s'est imposé et s'impose, partout, par la destruction systématique des formes sociales qui lui préexistaient et des valeurs sur lesquelles elles reposaient et qui créaient entre leurs membres tout un réseau de solidarités (fussent-elles hiérarchiques). Et ce qu'il substitue à ces formes sociales anciennes, c'est une collection d'individus atomisés, censés trouver leur accomplissement dans la consommation à outrance et invités à ne voir dans chacun de leur prochain qu'un concurrent avec lequel ils sont est engagés dans une sorte de rapport de rivalité mimétique constamment renouvelé, consistant à avoir toujours plus que l'autre etc.
Si, par conséquent, le capitalisme est une forme de civilisation et non pas seulement un système économique, une critique radicale du capitalisme ne peut pas avoir pour seul objet la propriété des moyens de production etc.: elle doit viser à l'établissement d'une société plus humaine, ce qui passe par un changement en profondeur des rapports sociaux induits par le capitalisme, ce qui passe aussi par une dénonciation de toutes les formes d'aliénation de nos sociétés, à commencer précisément par le consumérisme. Car si le socialisme devait consister dans la seule nationalisation des fabriques de téléviseurs à écran plat et dans une répartition plus égalitaire de ces mêmes téléviseurs, alors le socialisme ne vaudrait vraiment pas le dérangement.
En fait, ce sont là des évidences, et même des banalités, et tout un courant de penseurs marxistes (Lukacs, Ecole de Francfort etc.) avaient en son temps fourni des analyses magistrales des nouvelles formes d'aliénation de la société de consommation de masse en tant que nouveau stade du capitalisme, mais la gauche convertie au marché et ses intellectuels organiques, pour parler comme Gramsci, se sont employés au cours des trente dernières années à occulter ou à ridiculiser ces analyses, qui avaient le grand défaut il faut dire de mettre en lumière leur propre opportunisme.

Ostalgie


Je me suis longuement interrogé sur les raisons pour lesquelles, voyageant en Europe de l'Est, j'avais éprouvé à ma façon ce que les Allemands appellent l'Ostalgie, cette forme de nostalgie pour l'ancien régime communiste (mot-valise composé de Ost, Est, et de Nostalgie). Je crois que, dans mon cas comme dans le leur, ce sentiment ne porte pas positivement sur ce que ces pays étaient (aucune acrobatie dialectique ne me portera jamais à affirmer que le miel et le lait coulaient à flots sous le socialisme réel, ni qu'il ressemblait même de loin à ce qu'une société authentiquement humaine devrait être), mais, négativement, sur ce qu'ils avaient l'avantage de ne pas être. Ils n'étaient pas encore, et ils ne sont pas encore, même si l'on constate que leurs modernisateurs mettent les bouchées doubles pour que cela change, ces immenses supermarchés permanents, peuplés de citoyens réduits au rôle de consommateurs décérébrés et interchangeables, que nos pays occidentaux sont devenus.
Oui, le sentiment que j'ai éprouvé c'est que, paradoxalement, une forme d'humanité plus authentique s'était survécue dans ces pays, malgré des décennies de bouleversements sociaux volontaristes qui n'avaient été à bien des égards qu'une macabre caricature du socialisme.
Evidemment, je n'ai pas trop quoi su faire de ces sentiments initialement. Une petite voix insinuante me disait: n'est-ce pas là une forme d'esthétisme facile et typiquement occidental, à la limite du cynisme? On jouit chez soi de tous les conforts du capitalisme, puis on s'en va de temps en temps goûter les joies rugueuses de sociétés encore arriérées, et pour un peu on en voudrait même aux populations de ces pays d'aspirer à ces mêmes conforts et donc de travailler à la disparition de ces oasis primitives etc. etc. Je ne crois pas que cette objection soit recevable: on peut parfaitement concevoir une relative amélioration de la condition matérielle de ces populations, qui ne soit pas pour autant une conversion au consumérisme de masse. Tout comme on peut penser qu'il serait possible d'assurer un certain bien-être économique des populations de nos pays, tout en abandonnant la logique consumériste dominante. Il va de soi toutefois que la première condition à remplir pour pouvoir décemment tenir de tels discours, c'est d'avoir soi-même rompu avec toute logique consumériste. Pour anecdotique que cela puisse paraître, je pense personnellement avoir fait un grands pas dans cette direction depuis l'année dernière en renonçant à posséder autre chose que mes effets personnels et mes livres.

vendredi 24 octobre 2008

Le colonialisme comme poison


Je crois que ce qui distingue le colonialisme européen des XIX et XXe siècle de toutes les entreprises de conquête précédentes de l'histoire humaine, ce n'est pas sa cruauté ni les crimes dont il s'est taché - d'autres peuples se sont rendus coupables de crimes comparables au fil des siècles - mais c'est le fait qu'il a prétendu agir au nom du Vrai et du Bien. Il ne s'est donc pas contenté, comme les conquérants des siècles précédents, de soumettre des peuples entiers et de réprimer dans le sang ceux qui s'y opposaient, mais il a voulu faire croire et se faire croire que cette entreprise était conforme à la science et à la morale. Ces peuples, la science le prouvaient, étaient inférieurs aux peuples européens, ils étaient même dans un état encore proche de l'animalité: il suffit de penser qu'on a pu avoir en Europe à la fin du XIXe siècle des "zoos humains", dans lesquels on exhibait des spécimens de "sauvages" dans leur milieu reconstitué, exactement comme on le fait avec les animaux dans les zoos justement. Cette infériorité scientifiquement démontrée justifiait la sujétion de ces peuples: ceux-ci auraient même dû en savoir gré à l'homme blanc, qui prenait sur soi le fardeau de ces sous-hommes, et se fixait pour tâche de les civiliser, accomplissant ainsi une oeuvre hautement morale.
Cette perversion des valeurs du Vrai et du Bien sur laquelle le colonialisme s'est développé a empoisonné ces mêmes valeurs à un tel point que nous en vivons encore aujourd'hui les conséquences. L'entreprise coloniale a fait de nos valeurs, aux yeux des anciens peuples colonisés comme aux nôtres, un objet de suspicion durable. Le poison du colonialisme, et du mépris de l'homme dont il était fait, a fini par intoxiquer la société elle-même dont il était issu.

Je vous conseille de visiter le site du Musée virtuel de la colonisation et du racisme : http://zoohumain.com/

Perplexités


L'idée de Vico, qui informe toute la pensée historique et historiciste allemande, de Herder à Marx en passant par Hegel, selon laquelle l'histoire est intelligible, est à la portée du savoir humain parce qu'elle est un savoir de l'homme sur l'homme, parce que donc son objet n'est pas hétérogène à l'esprit humain comme la Nature, cette idée me semble pour le moins sujette à caution.
L'histoire et la vie sociale sont d'une telle complexité qu'elles ne peuvent faire l'objet d'une connaissance que parcellaire et conjecturale. Et ce d'autant plus que ce à quoi l'on a affaire, ce sont des processus, autrement dit des phénomènes qui évoluent alors même qu'on les étudie. Et d'autant plus aussi que l'on évidemment partie prenante à ces mêmes phénomènes. Et ces phénomènes n'offrent pas les constantes et les répétitions qu'offre le monde physique. Ou, pour mieux dire, s'il existe des constantes dans la vie sociale, elles sont loin d'avoir le caractère d'évidence de celles du monde physique.
On se trouve donc devant une masse de faits à partir desquels il est difficile de dégager quoi que ce soit qui ressemble à une loi. La vision d'ensemble à laquelle l'on parvient, et sur laquelle on fonde ses raisons d'agir le cas échéant, s'appuie nécessairement sur quelques faits que l'on est porté à privilégier au détriment d'autres faits, autrement dit elle s'appuie sur une interprétation. Il y a d'ailleurs là une manière de cercle vicieux, puisque nous asseyons nos interprétations sur des faits, mais c'est toujours en fonction d'interprétations préexistantes que nous choisissons de considérer tel ou tel fait comme plus ou moins significatif.

Illustration: Giambattista Vico

jeudi 23 octobre 2008

Always Coca-Cola


Un nouveau spot pour Coca-Cola (enfin, je dis nouveau parce que je ne l'ai vu que récemment, mais je suis pas un téléspectateur assidu) nous montre un vieil homme dans une maison de retraite à qui une infirmière propose un Coca-Cola. Il l'accepte en disant qu'il n'en a jamais bu de sa vie. Il en boit une gorgée et le voilà qui se met à penser à toutes les autres choses qu'il n'a pas fait dans sa vie, et on le voit aller sonner à la porte d'une maison et annoncer à l'homme qui lui ouvre qu'il est son père, on le voit nu dans un camp de nudisme, on le voit se faire tatouer. Retour de la caméra dans la maison de retraire, l'infirmière entre dans la pièce où notre homme se trouvait tout à l'heure, et il a disparu, d'où l'on conclut qu'il est allé faire pour de bon toutes ces choses qu'on l'a vu faire en rêverie.
Ce spot joue d'un ressort qu'on retrouve dans bien des publicités: tel produit, Coca-Cola ou autre, aurait la vertu miraculeuse de nous faire accéder à cette Liberté, à cette Autre Vie, à cette Vraie Vie à laquelle chacun de nous, engoncé dans une existence bien souvent faite de routines, aspire plus ou moins confusément. Il réaliserait ce rêve d'Evasion et d'Ailleurs qui gît au fond de tout homme.
Or, d'où provient cette insatisfaction que bien des gens éprouvent quant à leur vie aujourd'hui, si ce n'est de ce rôle passif de consommateurs auquel ils sont réduits?
Qu'à cela ne tienne, nous dit cette publicité, ce sentiment d'insatisfaction engendré par la consommation, la consommation d'un autre produit saura y remédier.
Oui, c'est précisément en cela que réside l'habileté diabolique de cette publicité, dans le fait qu'elle parvient à capter l'insatisfaction inhérente au mode de vie consumériste au profit de la consommation elle-même.
Disons-le, il y a une forme de génie là-dedans, de génie subalterne, de génie négatif, de malin génie tant qu'on voudra - mais de génie quand même.
Cela fait penser à ces objets techniques complexes que décrit Gilbert Simondon, et au principe d'intégration qui préside à leur conception. On est en effet en présence d'une sorte de machine qui serait à même de recycler, au service de son propre fonctionnement, les déchets qu'elle produit. On n'est pas très loin du mouvement perpétuel. Il y a là-dedans une perfection formelle effrayante mais réelle.

Gilbert Simondon, Du Mode d'existence des objets techniques, Aubier.

Service public


Il est une question au sujet de laquelle la gauche serait bien avisée de se livrer à un examen de conscience: c'est la question des services publics. En effet, il me semble qu'elle a jusqu'à présent trop souvent confondu défense du service public et défense des pratiques corporatistes des fonctionnaires, et que, ce faisant, elle a permis aux pourfendeurs du service public de jouer sur du velours.
Défendre le service public, c'est défendre la vocation de la puissance publique à prendre en charge un certain nombre d'intérêts que la logique commerciale n'est pas à même de satisfaire ; cela n'a strictement rien à voir avec la défense d'un statut privilégié pour les personnes préposées à ces services.
Un fonctionnaire doit certes se voir reconnaître les mêmes droits que les autres travailleurs, mais un fonctionnaire, précisément parce qu'il est appelé à servir le bien public, a avant tout des devoirs. En perdant cela de vue, en plaçant plus haut les intérêts des agents que l'efficacité du service, et en prétendant qu'elle défendait par là le service public, la gauche a certes bien servi les fonctionnaires où se recrute une bonne partie de son électorat, mais elle contribué à discréditer l'idée-même de service public, faisant le lit de l'offensive néolibérale.

Aucune personne de gauche ne peut balayer d'un revers de la main le ressentiment que peut causer à une personne vivant dans la précarité, comme il est tant dans nos pays, l'incurie et la morgue de tant d'employés inamovibles des services publics et parapublics qui conçoivent leur emploi comme une sinécure.
C'est en exploitant ce ressentiment, ne l'oublions-pas, c'est en exploitant ce ressentiment qu'on a pu faire accroire à bien des gens que l'Etat était non pas la solution, mais le problème, pour reprendre un fameux slogan reaganien.
Si nous voulons restaurer la capacité d'intervention de la puissance publique dans nos sociétés, il nous faut absolument éviter ce genre d'erreurs. Il faut donc que la gauche cesse d'être un relais des syndicats de fonctionnaires, et qu'elle se pose même comme objectif d'aligner le statut des employés des services publics sur le droit commun du travail.

La France d'en (très) bas


Dieu sait que je ne porte pas les puissants dans mon coeur mais, quand je vois le niveau des commentaires laissés par des lecteurs sur le site de journaux tels que Libé ou Le Monde, j'en viens à me dire que, s'il s'agit d'un échantillon représentatif de la France d'en bas, alors il vaut mille fois mieux être gouverné par la France d'en haut. Je ne parle même pas du français sui generis dans lequel ils s'expriment, et qui constituerait à lui seul un chef d'accusation suffisant pour traduire devant la Haute Cour de Justice de la République tous les ministres qui se sont succédés à la tête de notre système éducatif au cours des dernières décennies. Non, je parle du contenu, suite décousue d'invectives haineuses et de raisonnements boîteux, dont la logique, dans la plupart des cas, ne dépasse pas celle de la cantilène "chapeau de paille paille paille, paillasson son son, somnambule bule bule", et en comparaison de quoi les propos de café du commerce d'autrefois font figure d'oraisons de Démosthène.
Mais comment s'étonner de cette inculture politique, quand un film actuellement à l'affiche célèbre le caractère prétendument subversif de la pathétique arlequinade que fut la candidature de Coluche à l'élection présidentielle de 1981?

Camarades, croyez-moi, vous avez du pain sur la planche.

mercredi 22 octobre 2008

La révolution du chocolat


J'ai beau avoir, entre un boulot et l'autre, griffonné trois longs billets politiques depuis ce matin, mon intérêt pour la politique aujourd'hui est inversement proportionnel au nombre de pages que je lui ai consacrées. C'est qu'il fait ici un temps épouvantable, pour tout dire il pleut sans discontinuer depuis l'aube et, par un temps pareil, j'entends une petite voix insistante me susurrer au creux de l'oreille : "A quoi bon? A quoi bon?". Et je sens un tel spleen m'envahir, qu'il me vient l'envie d'envoyer l'humanité tout entière se faire foutre une bonne fois pour toutes, avec tous ses coups tordus, avec ses veni-vidi-vici, ses souviens-toi-du-vase-de-Soissons, ses guerres de cent ans, de trente ans, de sept ans, ses révolutions et ses contre-révolutions, ses subprime mortgages à la noix et j'en passe et des meilleurs.
Et puis je me dis quand même que ce n'est pas raisonnable, que c'est d'ailleurs passager, et qu'en mangeant un peu de chocolat, ça me passera peut-être un peu plus vite.

La crise et après


La crise que nous vivons actuellement, pour peu qu'on sache exploiter de façon responsable les perplexités qu'elle suscite chez bien des gens, même parmi ceux qui hier encore s'accomodaient des choses telles qu'elles étaient, pourrait être favorable à un rééquilibrage des rapports capital/travail au profit des salariés et à une revalorisation de la puissance publique comme instance garante de l'intérêt général. Quels que soient les objectifs que l'on poursuit sur le long terme, quel que soit l'horizon ultime où l'on porte son regard, je crois qu'il faut se garder à gauche de tout maximalisme et travailler hic et nunc à tout changement susceptible de remédier, même partiellement, aux désordres économiques et sociaux que trente ans de dérégulation ont entraînés. Vouloir que les choses empirent pour qu'enfin les conditions soient réunies pour l'action décisive, bref: attendre le grand soir, comme on disait autrefois, c'est prendre le risque que les choses aient un jour à ce point empiré qu'aucune action, si bien inspirée soit-elle, ne puisse plus y porter remède. Et quand je dis cela, ce n'est pas pour le plaisir un peu futile d'adopter le style prophétique: l'ampleur de la crise que nous vivons actuellement a complètement pris au dépourvu tous les gouvernements et toutes les institutions internationales. Cela veut dire qu'il y a un facteur d'imprévisibilité que personne ne maîtrise dans le système tel qu'il existe, malgré les institutions et les mécanismes mis en place à l'échelle nationale et internationale depuis la fin de Seconde Guerre mondiale. Ce facteur de risque n'est pas une hypothèse, c'est un fait. Ce qui est un fait aussi, c'est qu'une précédente crise du système capitaliste avait conduit directement au nazisme et à cette même Seconde Guerre mondiale. (Et c'est bien la raison pour laquelle les thèses de gens comme Beveridge et Keynes avaient été prises en considération après guerre, en vue d'éviter que cela ne se reproduise ; mais cette relative sagesse s'est perdue entre-temps). Qu'on imagine maintenant, dans un monde où, du fait de l'explosion démographique des dernières décennies, le nombre d'habitants a été multiplié par 4 par rapport aux années 30, dans un monde dont les économies sont devenues interdépendantes à un degré encore inimaginable à l'époque, qu'on imagine quelles pourraient être les conséquences d'une crise économique majeure, d'une dépression profonde et durable, et les formes que pourraient prendre les mouvements politiques qui tenteraient de capter le désespoir qui en résulterait.

Idolâtrie du marché


Je crois qu'il faudrait en finir une bonne fois pour toutes avec l'idolâtrie du marché, qui, de la "main invisible" de l'économie classique au "marché parfait" de Milton Friedman, procède plus de la pensée magique que de la sobre raison empirique. Les partisans inconditionnels du marché sont en plein dans l'idéologie qu'ils dénoncent chez leurs adversaires quand ils prétendent, au mépris des faits, y voir une panacée universelle. Le marché est une institution humaine comme une autre, et comme toutes les autres imparfaite. Il peut à certaines conditions et dans certaines limites présenter des avantages pour la société, mais il doit être subordonné aux impératifs dictés par l'intérêt général.
L'un des arguments les plus sérieux en faveur d'une certaine dose marché, abstraction faite de la dimension proprement économique, concerne à mes yeux la liberté de la presse et la liberté d'expression en général. Rappelons au passage que ces libertés ne sont pas souhaitables seulement par idéalisme mais qu'elles sont nécessaires au bon fonctionnement même de nos sociétés modernes, car une presse indépendante remplit (disons: devrait remplir) une fonction régulatrice de l'exercice du pouvoir. Or il est clair que, dans une société où l'ensemble de l'économie serait administré par l'Etat, quelles que soient par ailleurs les dispositions légales en matière de liberté de la presse, il serait difficile pour ne pas dire impossible à un organe de presse mal vu des gouvernants d'exister, car il serait à la merci de décisions administratives en ce qui concerne sa survie matérielle. D'où la nécessité, sous ce rapport également, d'une dose de marché.

Essence de la modernité


Plus en amont encore que l'opposition capitalisme/socialisme, économie de marché/économie administrée, je me demande s'il n'y a pas lieu de s'interroger sur le type de rationalité sui generis dont la modernité occidentale est porteuse, et dont le capitalisme et le socialisme ne seraient en fin de compte que deux versions ou deux interprétations, au sens que ce terme peut avoir quand on parle d'exécution d'une composition musicale. Je veux parler de cette forme de rationalité spécifique qui est à l'oeuvre dans tous les aspects de notre civilisation et qui consiste à appliquer à tous les problèmes une démarche analytique, ou mieux: qui consiste précisément à percevoir le monde, y compris le monde social, comme un ensemble de problèmes à résoudre selon les procédures de la raison analytique. Alors que les sociétés traditionnelles étaient faites d'institutions qui répondaient pour ainsi dire de façon synthétique à diverses exigences humaines, la rationalité moderne, pour le meilleur et pour le pire, a exercé un effet dissolvant sur ces synthèses spontanées, pour leur substituer des institutions fondées sur la seule raison analytique.
Prenons un exemple extrêmement concret et très terre-à-terre: dans l'Italie d'il y a vingt ans, on trouvait encore dans chaque village une osteria où les hommes du lieu se retrouvaient: une osteria remplissait spontanément et synthétiquement plusieurs fonctions sociales: c'était certes un débit de boissons, mais c'était aussi une sorte d'organe d'information, où l'on pouvait s'enquérir des dernières nouvelles locales ; c'était à l'occasion une bourse du travail, parce qu'un homme à la recherche d'un emploi pouvait y rencontrer un employeur potentiel ; c'était enfin un lieu de sociabilité tant pour les jeunes que pour les vieux, qui y tapaient le carton en buvant un verre de blanc, tout en étant en contact avec le reste de la communauté.
Et bien, j'ai l'impression que ces institutions spontanées sont en train de disparaître, parce que la logique profonde de notre civilisation nous pousse à dissocier ces différentes fonctions pour apporter à chacune d'entre elles une réponse spécifique. On aura donc l'agence pour l'emploi, le centre pour personnes âgés etc. Mais ces nouvelles institutions, en tant qu'elles sont pensées en vue d'assurer une fonction unique, n'ont plus me semble-t-il ce potentiel de sociabilité des institutions anciennes. Il se peut évidemment que je me trompe et qu'après tout la créativité sociale propre aux groupes humains parvienne malgré tout à doter, par concrétion pour ainsi dire, ces institutions "froides" (analytiques) de nouveaux usages "chauds" (synthétiques).


Valeurs et action


Toute pensée et toute pratique politique supposent une certaine philosophie de l'homme, sous le double aspect de l'espèce et de l'individu: de ce qu'il est, de ce qu'il pourrait être, de ce qu'il devrait être.
La définition de l'ordre social juste ne peut pas faire l'économie de ce détour par l'homme, puisque c'est dans sa conformité ou non à ce que l'on pose comme l'essence de l'homme (et aux fins qu'elle lui commande) que réside la justice ou non de l'ordre social.
C'est pourquoi Platon, dans La République, dont l'objet est précisément de définir l'essence de la justice, est amené à se poser la question de la nature et des fins de l'homme.
Cette vision de l'homme sous-jacente à toute pensée et toute pratique politique peut-être plus ou moins explicite selon les penseurs et selon les acteurs, toujours est-il qu'elle existe toujours, même chez ceux qui n'en ont pas clairement conscience.
Maintenant, ce qu'il est intéressant de remarquer, à la lumière des considérations précédentes, c'est que, dans la vie politique concrète, deux acteurs partageant une même vision de l'essence de l'homme et des fins ultimes de l'engagement politique, peuvent ne pas se trouver d'accorder sur les moyens de les atteindre. Et c'est là ce qui fait toute la complexité de la vie politique, car des divergences stratégiques ou tactiques peuvent amener des personnes partageant les mêmes valeurs à se ranger dans des partis différents voire opposés sur telle ou telle question ou à tel ou tel moment, tout comme elles peuvent réunir momentanément dans un combat commun des personnes en désaccord sur les fins.

Illustration ci-dessus: le forum romain, siège de la vie politique dans la Rome antique.

mardi 21 octobre 2008

Théorie du blog 4


J'en demande pardon à mes quelques lecteurs, mais je crois bien que je suis en train de faire de l'expérimentation littéraire sur leur dos.
Je m'explique: je conçois de plus en plus le blog comme un entre-deux, une sorte de no man's land entre l'écrit à usage strictement privé, et l'écrit publié.
Le caractère potentiellement public du blog présente cet avantage qu'il vous force à un minimum de tenue et de cohérence dans l'écriture, sans toutefois que cette publicité soit à ce point caractérisée qu'on se sente obligé de donner une version ne varietur.
C'est une sorte de cahier de brouillons en mieux, parce qu'on ne peut pas s'y montrer quand même complètement en négligé comme on pourrait le faire dans des notes à usage intime.
Oui, un cahier de brouillons ou, si l'on veut, pour employer une expression plus flatteuse, une sorte de work in progress, qu'on se réserve de peaufiner ultérieurement, si cela devait en valoir la peine.
Bon, les cobayes de cette expérience pourront au moins se consoler, comme tous les cobayes, en pensant qu'ils ont servi la science.

Respect

Dans un livre intitulé The Holocaust in American Life, paru en 1999, l'historien juif Peter Novick s'interroge sur les raisons pour lesquelles le génocide occupe une place aussi centrale dans la culture américaine depuis quelques décennies.
Ses analyses sont trop nuancées pour qu'on prétende les résumer en quelques mots seulement. Il convient de préciser en premier lieu, pour les malintentionnés, qu'il ne s'agit aucunement pour Peter Novick de minimiser l'horreur de la "solution finale". Ce à quoi il s'intéresse, répétons-le, c'est à la place que la mémoire de ce fait historique occupe dans la culture et la vie politique des Etats-Unis. Comment se fait-il, se demande-t-il, qu'alors que les Etats-Unis n'ont été ni les auteurs, ni les victimes de ce crime, ils lui ont accordé un statut à ce point spécial qu'il est devenu presque inconvenant de le mettre en parallèle avec tout autre événement de l'histoire humaine, si meurtrier ait-il été? Qu'il lui soit accordé une sorte de monopole de l'horreur, en comparaison duquel toutes les autres tragédies de l'histoire seraient presque dérisoires? Et ce au point d'exagérer la responsabilité au moins passive des Etats-Unis dans le génocide, due au fait qu'ils ne seraient pas intervenus quand ils auraient pu le faire? L'une des réponses que suggère Peter Novick, c'est que, en se focalisant sur le mal absolu de la Shoah et s'en attribuant une part de responsabilité imaginaire, ce sont leurs responsabilités bien réelles dans d'autres tragédies que les Américains veulent occulter à leurs propres yeux.
Et l'on peut s'en demander s'il n'en va pas de même en France. Car, s'il a été salutaire en son temps de montrer les responsabilités des autorités de Vichy et donc, qu'on le veuille ou non, des Français dans la politique qui a abouti à l'extermination d'une partie des Juifs de France, il n'en reste pas moins que les responsables réels et directs de cette politique étaient les nazis et non pas les Français. La France doit certes ne jamais oublier qu'elle a prêté main forte à l'occasion à cette entreprise criminelle, mais elle ne doit pas elle non plus faire de cette mémoire un prétexte pour ne pas se souvenir d'autres crimes dont elle s'est tachée, et cela de sa propre initiative, et sans qu'un régime d'occupation le lui imposât d'aucune façon. Je veux parler bien sûr des crimes de la France coloniale, qu'on n'a jusqu'à présent reconnu que du bout des lèvres, et dont il y a fort à parier que bien des Français ignorent l'ampleur. Et qu'on ne vienne pas dire, justement selon cette logique que je viens de décrire, que tel ou tel massacre de dizaines ou de centaines d'indigènes est sans commune mesure avec le génocide des Juifs. Cela n'excuse rien. C'est comme si l'auteur d'un assassinat essayait de se prévaloir devant une cour d'assises du fait que son crime est somme toute peu de chose par rapport à ceux de Landru. Et surtout, qu'on n'inflige pas à la mémoire des morts de la Shoah cette injure supplémentaire, consistant à utiliser des morts pour en cacher d'autres. Un ancien prisonnier des camps nazis, Primo Levi, le savait bien, qui avait, comme bien d'autres, tiré de son expérience l'exigence de combattre l'injustice où qu'elle se manifeste.

Train de vie


Il faut avoir au moins une fois dans sa vie voyagé par le train dans les pays de l'ex-URSS. C'est une expérience qui n'a pas grand chose à voir avec ce que les voyages ferroviaires sont devenus dans nos pays, avec nos TGV certes techniquement performants et agencés par des couturiers de renom (ce dont je me contrefous personnellement), mais complètement dénués de charme et de poésie.
Je veux parler en particulier des trains de nuit. Qui sont d'ailleurs des trains de nuit et de jour parce que dans ces contrées aux distances démesurées, les voyages peuvent durer parfois plusieurs jours et plusieurs nuits. C'est donc tout un style de vie qu'on y trouve, déroutant au début, mais qu'on finit par aimer. En ce qui me concerne, certains de mes meilleurs souvenirs y sont attachés.
Mais parlons d'abord des trains eux-mêmes, du matériel roulant comme on dit dans le jargon technique. Ce sont encore la plupart du temps des trains construits dans les années 60 ou 70 dans des ateliers, à en croire les plaques qu'on y lit, de l'ex-RDA. Ce que j'aime dans ces trains, c'est qu'on n'y trouve pas le plastique et autres matières synthétiques qui donnent à nos trains modernes l'air d'être en toc malgré leur design prétentieux. Non, dans ces vieux trains, c'est encore l'acier et le bois qui dominent. L'acier pour la structure, et le bois pour l'agencement intérieur. A l'intérieur des wagons eux-mêmes, il règne une espèce de luxe vieillot: brise-bise aux fenêtres, tapis à motifs floraux dans les couloirs, housses brodées sur les couchettes, parfois même fleurs en plastiques dans de petits vases fixés à la paroi. Au bout du couloir, un samovar ou un réservoir d'eau chaude pour le thé, qu'on peut commander à tout moment (ainsi que bien d'autres choses prévues ou non par le tarif affiché dans le couloir) au provodnik, employé préposé à la supervision de chaque wagon. (Il y même deux provodniki par wagon dès que le voyage dure plus d'un certain temps). Le provodnik, qui est bien souvent une femme, est un personnage central de ces voyages en train. Il convient d'être en bons termes avec elle ou lui car ils peuvent vous rendre mille petits services qui rendront votre voyage plus agréable: mettre votre bière au frais dans le réfrigérateur dont leur propre petit compartiment est équipé, vous trouver une couchette plus à votre goût etc. C'est également au provodnik que vous pouvez vous adresser sur le quai de la gare si vous n'avez pas trouvé de places libres au guichet, il est bien rare qu'il ne parvienne pas à vous en trouver une, fût-ce dans la seconde couchette de son propre compartiment. Ce service se paie bien évidemment, et vient opportunément arrondir le maigre salaire de notre provodnik. Une autre source de revenus pour lui est d'acheminer des lettres ou des colis que des particuliers lui remettent dans une gare jusqu'à une autre gare du parcours, où le destinataire vient les retirer. C'est moins aléatoire que le service postal - et moins coûteux que DHL.
Comme les gens sont habitués ici à de très longs voyages en train, ils prennent leurs aises, font comme chez eux, mais le tout ne donne pas l'impression de sans-gêne. Il se dégage plutôt une ambiance bon enfant d'immeuble populaire. Les gens commencent pour la plupart par se changer, même quand le train part le matin, pour enfiler des vêtements plus confortables. Presque tous chaussent aussi des pantoufles. (J'ai maintenant mes propres chaussons de voyage, de beaux chaussons marron Made in China achetés au marché de Sébastopol, dont je n'ai découvert qu'après coup qu'ils étaient à l'effigie des petits lapins de Playboy). Les enfants, en été, sont en slip et en maillot de corps, et ils circulent d'un compartiment à l'autre comme s'ils étaient à la maison. Enfin, l'ambiance est celle d'une grande famille, avec d'ailleurs, comme dans toutes les familles, des têtes à claques et des râleurs.
A toutes les gares, le train est assailli de petites gens du lieu qui essaient de vendre la marchandise la plus variée: fruits de leurs datchas, poisson fumé, bière, caviar de contrebande parfois, mais aussi plats préparés et encore fumants. C'est ainsi que lors de l'un de mes premiers voyages en Ukraine je me suis vu offrir par mon compagnon de voyage, un homme d'une soixante d'années, une portion de vareniki (sorte de raviolis fourrés de purée de pommes de terre) qu'il venait d'acheter à une petite babouchka directement sortie d'un roman de Dostoïevski. J'ai quant à moi offert le dessert en mettant au pot commun deux des dix plaquettes de chocolat Lindt que j'avais emportées en prévision de ce genre d'occasions (tant qu'à habiter la Suisse...). Il en a gardé une, à juste titre, pour l'offrir à sa femme ,qui aimait beaucoup le chocolat. Pendant notre repas, il me parlait en russe d'un livre sur Gaetano Ciano, le gendre et ministre des Affaires étrangères de Mussolini, qu'il était en train de lire, et je lui répondais en anglais. Le fait que je ne comprenais pas le russe ni lui l'anglais pourrait vous donner une idée fausse de notre conversation. Au bout du compte, il est souvent moins important avec notre prochain de nous comprendre que de nous entendre, et l'on s'entend toujours devant une ration de vareniki et une plaquette de chocolat au beau milieu de la plaine ukrainienne, surtout si l'on arrose le tout d'une bière opportunément conservée au frais par un provodnik bourru mais bon gars.

Ne suivez pas le guide


Il est une chose pour laquelle la lecture de certains guides de voyages me semble indispensable: c'est pour savoir les endroits où il ne faut absolument pas mettre les pieds. C'est vrai en particulier des Guides du Routard. Je prends toujours soin de les consulter à l'oeil dans une librairie avant de partir quelque part, pour m'assurer que l'hôtel que j'ai réservé n'y est pas conseillé, car l'idée de me trouver dans un établissement fréquenté par des gens qui choisissent leur point de chute selon les critères du guide du routard m'emplit d'horreur. Mais cela vaut également pour les guides Lonely Planet. La philosophie que distillent ces deux collections de guides est un compendium de toutes les niaiseries qui ont cours à notre époque. Je vous en offrirai un édifiant petit florilège dès que j'en aurai le temps.
Mais, sans vouloir jouer à la belle âme, la palme du mauvais goût me semble revenir de plein droit au petit guide Cartoville (Gallimard) consacré à Cracovie et à ses environs, dont les auteurs ont trouvé à propos de fournir les adresses de quelques restaurants et bars où il est loisible au voyageur de s'arrêter pour boire ou manger dans le village d'Oswiecim - en allemand: Auschwitz. On y apprend donc que l'hôtel Galicja est un ancien relais de poste où "les VIP font escale", et qu'on y mange du pâté de sanglier, des cailles au porto ou du grenadin clouté au lard pour environ 45 zlotys à la carte. Ou encore que le Max Cafe est "une perle rare à Oswiecim" (lisez encore: Auschwitz): "un lieu spacieux et moderne pour se relaxer devant un expresso ou un café aromatisé" ou "se laisser couler dans l'un des fauteuils blancs".
Non, je regrette - et, je le répète, sans jouer à la belle âme -, on ne va pas à Auschwitz pour manger du grenadin clouté au lard ni boire un café aromatisé dans un fauteuil blanc. Il y a quand même, il devrait y avoir quelque chose qui s'appelle la décence pour vous empêcher d'écrire des choses pareilles me semble-t-il. Mais ce n'est même pas ça: c'est que je n'arrive pas même pas à associer l'idée de bouffer avec un tel lieu. Mon estomac, qui n'est pas le siège de la conscience pourtant, mon estomac lui-même s'y refuse.

Branché


Il est une chose que j'évite avec plus de soin encore que les endroits à touristes quand je voyage (et quand je ne voyage pas d'ailleurs) : ce sont les bars ou restaurants dits branchés où, de préférence dans le décor m'as-tu-vu du designer narcissique du moment, les membres de la classe moyenne locale ou étrangère viennent se rassurer mutuellement au spectacle les uns des autres sur le fait qu'ils se ressemblent bien dans leur inanité. Nulle part malheureusement ce phénomène n'est aussi caricatural que dans les pays de l'ex-URSS, où les nouveaux riches, précisément parce que nouveaux, éprouvent un besoin irrépressible de se distinguer du commun des mortels. En même temps, on se console en pensant que ça fait marcher le commerce, et que les patrons de ces bars et restaurants font leur beurre en faisant payer à ces gens-là, pour un café à peine passable ou un repas tout juste mangeable, trois fois le prix qu'ils paieraient ailleurs, dans des établissements peut-être moins clinquants mais plus soucieux de qualité. Comme le dit à peu près Chamfort, la mode est un impôt prélevé par l'industrie des pauvres sur la vanité des riches.

lundi 20 octobre 2008

Nouvelle historiographie de l'URSS


Je crois l'avoir déjà dit dans un billet précédent: nous manquons, à tout le moins en France, d'ouvrages historiques sur l'URSS destinés au public cultivé mais non spécialiste, et fondés sur l'exploitation des documents auxquels l'ouverture des archives depuis la fin des années 80 a permis d'accéder.
Cela tient-il à des raisons de politique éditoriale - le sujet n'est pas vendeur - ou bien à des raisons idéologiques - réticence de l'intelligentsia française à réexaminer à nouveaux frais l'histoire du socialisme réel, dont le caractère foncièrement néfaste est devenu depuis la fin des années 70 un article de foi (au point qu'un certain nombre d'antitotalitaires patentés pourraient reprendre à leur compte au sujet de la Révolution russe et de ses conséquences, ce que l'écrivain antirévolutionnaire Joseph De Maistre, avec l'outrance qui en fait presque le charme littérairement parlant, disait de la Révolution française, à savoir que "ce qui distingue la révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l'histoire , c'est qu'elle est mauvaise radicalement")? Ou bien cet état de chose s'explique-t-'il encore par un mélange des deux, business et idéologie, dont on sait après tout qu'ils font aujourd'hui assez bon ménage?
Je ne saurais le dire, mais le fait est, je le répète, que le public cultivé français n'a pas accès aux résultats de toute la nouvelle historiographie de l'URSS fondée sur les archives soviétiques récemment ouvertes. Il existait certes des ouvrages de référence avant l'ouverture des archives, mais ils étaient basés pour la plupart sur des sources de seconde main ou sur des témoignages. Certains de ces témoignages étaient positifs, d'autres négatifs ; certains étaient fiables, d'autres moins. Mais la question n'est pas là. On n'écrit pas sérieusement l'histoire sur la seule foi de témoignages. Une telle historiographie est nécessairement lacunaire. Seule une historiographie fondée aussi sur l'exploitation d'archives est digne de ce nom. C'est pourquoi il me semble important de diffuser les résultats de ce qui s'est fait de meilleur dans ce domaine depuis une vingtaine d'années, et qui remet en cause un certain nombre d'idées reçues, et contribue en tout cas à montrer la complexité de situations qui n'avait fait l'objet jusqu'à présent que de jugements péremptoires dans un sens ou dans l'autre d'ailleurs. Je me propose donc dans certains de mes prochains billets de vous faire connaître un peu de cette nouvelle historiographie de l'URSS. Voilà. Mes propos sont un peu décousus parce que je tombe de fatigue ce soir mais, comme on dit, je me comprends.

On the road again


J'ai donc entre les mains mon billet de train Berlin-Moscou. Départ de Berlin-Lichtenberg (la gare qui dessert les pays de l'ex-URSS, j'y suis déjà arrivé retour d'Ukraine quelques fois) le dimanche 2 novembre à 15.09 ; arrivée à Moskva-Beloruskaia le lundi 3 à 20.35, soit 27 h 26 de voyage compte tenu du décalage horaire.
Le train passe par Francfort sur l'Oder, traverse la Pologne par Poznan et Varsovie, puis le Belarus par Brest et Minsk, franchit la frontière russe à Osinovka, puis rejoint Moscou par Smolensk.
J'ai réservé une couchette dans un compartiment de trois personnes.
J'ai par ailleurs trouvé à Berlin, où je m'arrêterai pour deux jours en chemin, une petite pension pas loin de Kurfürstendamm pour un prix défiant toute concurrence: 31,50 euros par nuit!
Il ne me reste plus qu'à entamer les démarches pour obtenir le visa pour la Russie et le visa de transit pour le Belarus (plus de 200 $ pour le visa aller-retour!), ce que je vais aller faire à Genève toutes affaires cessantes cet après-midi.
Voilà, les préparatifs de ce voyage, dont je tiendrai le journal ici, avancent à grands pas.

dimanche 19 octobre 2008

Un après-midi à Freiburg-im-Breisgau


Comme je j'avais dit hier, il m'a fallu aujourd'hui me rendre en Allemagne pour acheter mon billet de train Berlin-Moscou pour le voyage que je projette de faire dans deux semaines.
On quitte Lausanne par une très belle journée d'octobre, le train qui vous mène à Berne commence par longer le lac Léman à flanc de coteau, au milieu des vignes des terrasses du Lavaux, qui n'ont pas encore dépouillé leurs feuilles mais offrent à la vue une profusion de couleurs automnales. Le train s'enfonce ensuite vers l'intérieur, et c'est maintenant un paysage fait d'amples ondulations couvertes de prairies, avec par endroits une vieille ferme trapue, un bosquet ou, au beau milieu d'un pré, trois vaches qui semblent poser pour une réclame de chocolat.
Après, on se plonge dans la lecture de Chamfort, et les souvenirs du paysage sont font donc moins précis. On arrive à Freiburg en début d'après-midi, on achète son billet pour Moscou à un guichetier allemand désolé que vous n'ayez droit à aucune réduction. Puis on décide de profiter de l'occasion pour visiter Freiburg où l'on n'avait jamais mis les pieds. On atteint en cinq minutes de marche le centre historique, où il règne cette langueur dominicale qu'on retrouve partout en province. On s'achète un beignet à la confiture, dit "Berliner" justement, dans une pâtisserie de Kaiser-Josephs-Strasse car on n'a mangé qu'un sandwich pour tout repas, on parcourt de jolies rues pavées, puis on s'assied à la terrasse d'un café de la Münsterplatz pour y boire un thé. On regarde un pigeon boire au jet d'eau d'une fontaine, et un homme prendre en photo un pigeon qui boit au jet d'eau d'une fontaine. Une jeune fille violoniste joue Vivaldi un peu plus loin. Des gens passent à vélo, avec cette componction qu'on ne voit qu'aux cyclistes allemands, qui semblent comme pénétrés de l'idée que par chacun de leurs coups de pédale ils travaillent à l'assainissement de la planète et à la rédemption de notre espèce. Après avoir bu le thé, on marche vers la cathédrale, qu'on ne peut pas visiter car c'est l'heure de la messe. Une plaque a été posée sur une colonne à l'entrée de la cathédrale en 1994. Il y est écrit que par une nuit de l'année 1944 Freiburg fit l'objet d'une attaque aérienne qui sema la mort et la destruction dans toute la ville, mais ne toucha pas la cathédrale. Le conseil municipal a posé cette plaque en souvenir des morts de toutes les guerres et de toutes les violences, et il forme des voeux pour que la paix règne entre les hommes. On souscrit aux voeux du conseil municipal, et on se dirige vers la gare. On passe par une place appelée Place de l'ancienne synagogue, où une autre plaque nous rappelle que se dressait autrefois en cet endroit la synagogue de la ville, détruite lors en 1938 lors de ce que nos manuels d'histoire appellent encore du nom que les nazis lui avaient donné, à savoir la "Nuit de cristal", mais que cette plaque appelle beaucoup plus honnêtement "Pogromnacht".
On est de nouveau à la gare, et on prend le train du retour.
On a passé un après-midi à Freiburg-im-Breisgau.