"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


jeudi 16 octobre 2008

Des Juifs au pluriel


Je lis en ce moment les mémoires du célèbre critique littéraire allemand Marcel Reich-Ranicki.
Juif, polonais par son père et allemand par sa mère, Reich-Ranicki, après avoir grandi à Berlin, fut déporté en Pologne dès 1938 et se retrouva dans le ghetto de Varsovie. C'est donc en témoin direct qu'il décrit les conditions qui régnaient au sein du Judenwohnbezirk mis en place par les Allemands, dont on sait que la plupart des habitants finirent dans les camps d'extermination.
Il relève un fait qu'il me semble important de marquer, car il témoigne de la complexité du monde juif d'avant-guerre. C'est le fait que se retrouvaient à devoir coexister au sein du ghetto, en tant qu'objet de la même politique dictée par la haine, deux mondes très différents. Le monde des Juifs orthodoxes et, plus généralement, de tous ceux qui étaient restés fidèles au milieu yiddishophone, d'une part. Et, d'autre part, le monde des Juifs assimilés. Or, comme le dit Reich-Ranicki, à de rares exceptions près, ces mondes n'entretenaient aucun rapport l'un avec l'autre avant guerre. Ils témoignaient même souvent d'une méfiance voire d'une hostilité mutuelle. Hostilité des orthodoxes envers les assimilés, qu'ils accusaient d'avoir abandonné la foi et les traditions de leurs pères par opportunisme. Et, en retour, hostilité des assimilés envers les orthodoxes, dans lesquels ils voyaient souvent ni plus ni moins que des arriérés. Plus généralement, il faut rappeler qu'il régnait une extrême diversité dans les croyances et les pratiques religieuses des Juifs européens d'avant la Seconde Guerre mondiale, depuis le hassid de stricte observance jusqu'à l'athée déclaré, en passant par ceux qui, tout en fréquentant la synagogue dans les grandes occasions, n'en fêtaient pas moins des fêtes chrétiennes comme Noël, ou encore par les convertis catholiques ou protestants plus ou moins pratiquants. Ce sont les persécutions nazies qui, définissant la judéité par un prétendu fondement biologique, rangèrent toutes ces personnes dans la catégorie homogène du Juif. Ce serait en quelque sorte donner gain de cause au délire raciste nazi que de perdre de vue le fait que le monde juif d'avant la catastrophe nazie n'était absolument pas monolithique, ainsi qu'en témoignent amplement tous les débats qui l'agitèrent au cours des premières décennies du XXe siècle, y compris sur des sujets tels que le sionisme.

Marcel Reich-Ranicki, Mein Leben, DVA, 1999.

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