"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


vendredi 19 septembre 2008

L'intuition du jeune Marx


Rien ne serait moins marxien que d'adopter les yeux fermés aujourd'hui l'ensemble des thèses de Marx. Tout d'abord parce que la pensée de Marx se voulait scientifique, et qu'il serait absolument antiscientifique de vouloir transformer sa théorie en un corps de doctrine soustrait à tout examen et à toute révision, puisque la mise à l'épreuve constante des hypothèses est proprement l'essence de la démarche scientifique. D'autre part, parce que la pensée de Marx se veut résolument antireligieuse - je vais y revenir - et qu'il serait donc pour le moins paradoxal qu'elle soit en quelque sorte embaumée et transformée en objet de culte.
La science de Marx, et son épistémologie, sont datées. Attention, quand je dis "daté", j'emploie le mot au sens strict et non pas au sens péjoratif de "vieilli" ou "obsolète" qu'il revêt souvent. "Daté" veut simplement dire que, quels que soient les éléments de vérité qu'elle contient, la science de Marx appartient tant par ses outils que par son objet à une époque donnée, qui n'est plus la nôtre. Ce n'est pas ici le lieu bien évidemment de faire l'inventaire de ce qui reste valable et de ce qui en revanche est périmé dans la science de Marx. Ce que je souhaiterais faire par contre, c'est m'intéresser au noyau non pas scientifique mais philosophique de la pensée de Marx, pour rechercher, comme Benedetto Croce l'avait fait en son temps dans une étude célèbre consacrée à Hegel, "ce qui est vivant et ce qui est mort" dans la philosophie de Marx.
Or, je crois que c'est, par-delà les écrits économiques postérieurs, dans les écrits du jeune Marx que nous pouvons trouver l'expression de l'intuition philosophique fondamentale dont l'ensemble de sa pensée devait découler. Et cette intuition, telle que Kostas Papaioanou la restitue dans un petit livre magistral, elle pourrait se résumer de la façon suivante. Le capitalisme comme système économique est justiciable de la même critique que celle à laquelle Hegel, et Feuerbach dans son sillage, avaient soumis la religion, car il réalise dans le monde de l'économie un processus d'objectivation et d'aliénation analogue. Objectivation, parce que les mécanismes impersonnels du capitalisme, tout en étant une oeuvre humaine, s'imposent à l'homme comme une force extérieure, de la même façon que le Dieu des religions. Aliénation, parce que, du fait de cet état de choses, l'homme est dépossédé de la maîtrise de son destin, et se retrouve étranger à lui-même et au monde - c'est précisément ce qu'aliéné veut dire -, tout comme il l'était dans un monde dominé par la religion.
C'est cette intuition, c'est le constat de cette aliénation au sens fort, au sens anthropologique du terme (par opposition aux analyses concernant l'aliénation propre à l'ouvrier etc.), qui est au coeur de toute l'oeuvre de Marx. Et ce constat, quoi qu'il en soit par ailleurs des thèses sur telle ou telle question du Marx scientifique, reste aujourd'hui d'une remarquable, d'une brûlante actualité. En effet, jamais peut-être auparavant le capitalisme n'était apparu autant qu'aujourd'hui comme une figure moderne du fatum, hors de tout contrôle de son créateur.

Benedetto Croce, Ciò che è vivo e ciò che è morto nella filosofia di Hegel, Laterza, 1906.
Kostas Papaioanou, De la critique du ciel à la critique de la terre: l'itinéraire philosophique du jeune Marx, Allia, 1998.

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