"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


mercredi 17 septembre 2008

Fils de son père



"Fonder des bibliothèques est comme construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l'esprit qu'à de nombreux indices, malgré moi, je vois venir" fait dire Marguerite Yourcenar à l'empereur Hadrien dans, justement, les Mémoires d'Hadrien. C'est toujours à cette citation de ce beau roman que je pense quand je constate, avec réconfort, que la galaxie Gutenberg n'a pas encore été entièrement engloutie dans le trou noir de notre insane postmodernité, qu'il existe encore des personnes qui s'emploient à perpétuer la civilisation du livre.
C'est ce à quoi je pensais en lisant ces jours-ci l'autobiographie d'André Schiffrin, A Political Education, qui a été publiée en France par Liana Levi sous le titre Allers-retours.
Le nom d'André Schiffrin devrait vous dire quelque chose: il s'est fait connaître en France il y a quelques années en publiant un livre dans lequel il dénonçait la mainmise croissante du marketing sur le monde de l'édition aux Etats-Unis. Ce qu'il raconte dans son autobiographie, c'est le parcours qui l'a amené à la tête de la prestigieuse maison d'édition américaine Pantheon Books, où il a publié des auteurs tels que Sartre, Foucault etc.
André Schiffrin est par excellence un enfant de la balle: son père n'était autre que Jacques Schiffrin, traducteur de Pouchkine en français en collaboration avec Gide, ami de ce dernier et d'autres grands écrivains du siècle passé, et, surtout, fondateur en 1931 de la collection de la Pléïade qu'il devait revendre plus tard à Gaston Gallimard. On apprend d'ailleurs au passage dans le livre que la Pléïade ne tire pas son nom, comme on pourrait le croire, du cénacle de poètes rassemblé autour de Ronsard, mais d'un groupe de poètes russes homonyme. On apprend également que le principe de la collection, dans les intentions initiales de son créateur, était de mettre à la disposition du public, dans un format réduit et à un prix raisonnable, de bonnes éditions des oeuvres complètes d'écrivains classiques. Et qu'il se désolait à la fin de sa vie que, depuis son départ de chez Gallimard, les volumes de la Pléïade soient devenus trop chers et trop érudits dans leur annotation.
Jacques Schiffrin, le père de l'auteur donc, était un Juif russe issu d'une famille de riches industriels, qui avait dû émigrer à l'époque de la Révolution russe et s'était établi en France où, comme je viens de le dire, il avait entrepris avec succès une carrière d'éditeur. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il dut émigrer de nouveau avec sa femme et son fils, André, alors âgé de cinq ans, pour fuir les persécutions nazies. On retrouve dans le récit des circonstances de cette fuite devant l'avancée nazie bien des choses qu'on a pu lire dans des récits analogues: le passage la peur au ventre de la zone occupée à la zone dite libre, l'attente fébrile à Marseille de visas de sortie et de billets sur un transatlantique (avec l'intervention ici encore de l'infatigable Varian Fry, dont l'activité auprès du consulat des Etats-Unis de Marseille permit de sauver des centaines de vie)...
La famille parvint donc à s'installer aux Etats-Unis, où le père finit par retrouver du travail chez Pantheon, la maison d'édition dont André Schiffrin devait plus tard assurer la direction. Ce qui est passionnant chez ce dernier, c'est l'engagement civique qui sous-tend son activité dans le monde des livres, un engagement qui a sans aucun doute ses sources en partie dans le parcours d'émigré de l'auteur, et dont je vous parlerai dans un prochain article.

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