"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


jeudi 20 novembre 2008

Un couteau sans la lame auquel il manque le manche


Sur France-Inter ce matin, dans le cadre d'un reportage consacré à Jacques Rozier, j'entends un extrait d'une vieille interview de François Truffaut. Il y rappelait comment l'essence du cinéma, c'est, par une sorte de processus de condensation, de rendre la vie plus intéressante qu'elle ne l'est en vrai, autrement dit, comme le disait Hitchcock, de représenter la vie les taches d'ennui en moins.
La littérature elle aussi, comme peut-être tous les arts, consiste à conférer à la vie cette densité qu'elle n'a pas dans la réalité, mais par d'autres voies. En littérature, je crois que les moyens de cette condensation sont liés à la nature même du langage, et plus précisément à ce qu'Aristote appelait l'apophansis. L'apophansis, si je me souviens bien, désigne cette caractéristique du langage en vertu de laquelle toute affirmation, toute prédication, fût-elle négative, pose de l'être. Car même dans le jugement: l'hippogriffe n'existe pas, je commence par poser l'hippogriffe avant de le nier par la prédication. On a donc ici une sorte de jaillissement ontologique spontané lié à la nature même du langage, et qui est au coeur de l'expérience littéraire. C'est en vertu de ce phénomène que le fameux "couteau sans la lame auquel il manque le manche" dont parle Lichtenberg dans l'un de ses aphorismes n'est pas rien. C'est pour cette raison aussi que, comme le disait Ferdinand Alquié, lorsque je lis les vers d'Apollinaire:

Mais en vérité je l'attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t'en
Si jamais reviens cette femme
Je lui dirai Je suis content

j'adhère sans réticence à la parole du poète, et le "pont des Reviens-t'en" existe avec la même sorte d'évidence que n'importe quel objet du quotidien, même si c'est dans une autre région de l'être.

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