"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


dimanche 16 novembre 2008

Destin du poète


Comme je le rappelais hier au sujet de Joseph Brodsky, il ne faisait pas bon pour un poète vivre en URSS, même dans l'URSS finissante. Disons-le carrément: tous les grands écrivains de la période soviétique, y compris ceux qui s'étaient signalés héroïquement au service du Parti et du pays, tous sans exception sont tombés en disgrâce à un moment ou un autre de leur vie, disgrâce dont les effets ont pu aller de l'interdiction partielle ou totale de publier à l'assassinat pur et simple, en passant par la détention, la déportation ou l'exil. Ossip Mandelstam, Isaac Babel, Boris Pasternak, Anna Akhmatova, Mikhaïl Boulgakov... Tout ce que la littérature en langue russe a compté de grand au siècle dernier a dû subir la répression du régime, pendant que les minuscules bureaucrates de l'Union des écrivains, dont les oeuvres ont déjà sombré dans l'oubli qu'elles méritaient, occupaient le devant de la scène littéraire.
Soyons justes, toutefois, et reconnaissons que cette aversion pour les écrivains et les penseurs n'était pas propre à l'URSS, mais qu'elle se retrouve à beaucoup d'époques et sous bien des latitudes. Et elle n'est pas seulement le fait des gouvernants, pour qui toute pensée indépendante représente évidemment toujours un danger, mais de la société tout entière, qui est dans le meilleur des cas indifférente, et plus souvent hostile à cette minorité que constituent les intellectuels. Pour revenir à la Russie, d'ailleurs, il n'est que de penser au destin des intellectuels sous le règne du tsar Nicolas Ier, tel que Isaiah Berlin nous le décrit dans l'un des textes rassemblés dans son recueil Russian Thinkers. "La bataille entre le gouvernement et les différents partis d'opposition, écrit-il, n'était pas une guerre idéologique. (...) Le gouvernement semblait être hostile à la pensée en tant que telle. (...) Si Nicolas Ier ne fit aucun effort pour combattre des idées par des idées, c'est parce qu'il abhorrait toute pensée et toute spéculation en tant que telles; et s'il méprisait si profondément sa propre bureaucratie, c'est peut-être parce qu'il sentait qu'elle présupposait le minimum d'activité intellectuelle requise par toute forme d'organisation rationnelle." C'est dans ce climat marqué par la répression de toute pensée tant soit peu différente de la norme fixée par le pouvoir que, à en croire Berlin, se produisit cette radicalisation intellectuelle caractéristique de l'intelligentsia russe des décennies suivantes, dont le bolchevisme n'est que l'une des multiples manifestations.

Isaiah Berlin, "Russia in 1848", Russian Thinkers, Penguin Books


Photo ci-dessus: Isaac Babel, un des plus grands écrivains du XXe siècle, fusillé sous Staline.

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