"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


vendredi 21 novembre 2008

Homo legens


A l'occasion du 50e anniversaire de la librairie Moskva dont je parlais il y a quelques jours, une belle exposition rassemble dans une annexe de la galerie Tretiakov, sous le titre "Homo legens" des tableaux du XIX et du XXe siècle russes ayant pour thème la lecture.
Il s'agit pour la plupart d'oeuvres de peintres mineurs et qui, dans l'absolu, ne sont pas le sommet de leur art, mais cela importe peu. Ce qui importe, c'est qu'elles rendent sensible le fait que la lecture n'est pas seulement une activité intellectuelle, mais, pour le dire de façon très prétentieuse, faute de mieux dans l'immédiat, qu'il existe une plastique du corps lisant. Il y a différentes postures du corps propres à la lecture, et c'est une sorte d'inventaire de ces postures que cette exposition nous donne à voir: corps de l'enfant studieux penché sur un livre bien à plat sur un pupitre d'écolier, corps plus alangui de la lectrice bourgeoise du XIXe siècle confortablement assise dans un fauteuil, tenant son livre entre les mains etc.
Ce qui fait le charme de cette exposition, ce sont aussi ces visages absorbés dans la lecture, dans la solitude d'une chambre ou d'un cabinet de travail, dans une salle de classe etc. C'est à mes yeux l'un des plus beaux spectacles qui soit, c'est une dimension de la vie que l'humanité a créée de toutes pièces, qui ne prolonge aucune activité animale.
C'est en cela que le titre d'homo legens me paraît particulièrement bien choisi.
L'homme qui lit appartient à une autre espèce d'homme, il sait se mouvoir dans une dimension complètement différente, cette dimension où des signes conventionnels dont l'aspect évoque de loin de petits insectes insignifiants sont capables de susciter des présences plus que réelles, des mondes. Comme le disait Jean Paulhan, les hommes voient des mystères là où il n'y en a pas, et en même temps ils ne sont pas capables de s'étonner sur ce fait incroyable que la Chartreuse de Parme ce soit à la fois une suite de caractères typographiques et les aventures palpitantes de vie de Fabrice Del Dongo etc. Combien toutes les réalités virtuelles qui saturent l'esprit sont pauvres par rapport à cette invention de l'écriture.
Par association d'idées, cela me fait penser à cette rencontre, ce devait être pendant l'hiver 1985 ou dans ces eaux-là, au parc des Buttes-Chaumont, avec Monsieur Lévy, mon ancien professeur de français de troisième que je n'avais pas revu depuis des années. Nous avions parlé à bâtons rompus et je lui avais dit ma tendance à toujours passer toutes mes expériences au filtre des livres que j'avais lus, et à vivre ma vie comme si j'étais en train de l'écrire à la troisième personne. Il m'avait alors parlé de ce que Bachelard appelle le "psychisme de la lecture" (je n'ai jamais identifié l'ouvrage où il en parle). C'est cette forma mentis propre à ceux dont la vie intérieure est comme structurée par les livres. Mais je m'éloigne du sujet, car il s'agit là non pas d'homo legens, mais d'homo legens legens (comme il existe un homo sapiens sapiens, notre espèce en l'occurrence).
Belle exposition de toute façon, et il vaudrait la peine, si cela n'a pas encore été fait, de rassembler les plus beaux tableaux de la peinture universelle sur le thème de la lecture.
J'oubliais: dans certains tableaux, la personne portraiturée ne lit pas, mais il y a simplement un livre bien en vue dans le tableau: sur une table à proximité etc. Mais il ne s'en instaure pas moins une sorte de dialectique entre la présence du livre et le visage de la personne, qui semble acquérir un surplus de signification du fait de cette présence.
J'oubliais encore: l'un des tableaux les plus émouvants, daté des années 50 me semble-t-il, représente l'intérieur d'une bibliothèque de village de la Russie profonde: des rayonnages de livres, deux enfants au comptoir dans l'attente des livres qu'ils ont demandés ; une fillette nonchalemment adossée au mur et absorbée dans la lecture d'un album ; au dehors, visible par la fenêtre, un paysage enneigé.

Photo: Gaston Bachelard.

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