"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


samedi 15 novembre 2008

Prohibition et révolution


Les journaux de cette semaine rapportent que le gouvernement russe envisage de prendre de nouvelles mesures contre l'alcoolisme. On sait que l'alcoolisme est considéré comme un problème social important en Russie. (Je dis "est considéré comme" parce que les problèmes sociaux ne sont tels que rapportés à une société donnée et à ses valeurs. Ce n'est pas du relativisme, je parle de problèmes sociaux et non pas moraux). On estime à 10% de la population le nombre des alcooliques chroniques. On dit aussi qu'une partie importante des crimes et délits serait liée à l'alcool. L'alcoolisme peut prendre ici des formes extrêmes. C'est le cas du phénomène appelé "zapoï" en russe, qui consiste en une prise de boisson compulsive et ininterrompue pouvant durer plusieurs jours et nuits, au point d'empêcher à l'alcoolique toute vie professionnelle et sociale normale.
Parmi les mesures envisagées par le gouvernement (on sait que Poutine joue beaucoup sur son image d'homme sain et sportif), figure entre autres la réintroduction des cures de désintoxication obligatoires qui avaient été introduites en son temps par Gorbatchev.
En, effet, peu de gens le savent en Occident mais la dernière campagne d'envergure contre l'alcoolisme en Russie date de l'époque de la perestroïka. A l'époque, toute une batterie de mesures avait été prise pour limiter la consommation d'alcool: forte augmentation du prix des boissons alcoolisées, plafonnement de la quantité d'alcool qu'une personne pouvait acheter en une seule fois, réduction des horaires auxquels la vente d'alcool était autorisée. C'est à cette même époque que Gorbatchev entreprit de faire arracher des milliers d'hectares de vigne en URSS, en Crimée en particulier, avec les conséquences que l'on peut imaginer pour les régions concernées. Toutes ces mesures, comme la prohibition aux Etats-Unis l'avait amplement montré, n'eurent pas d'effets notables sur la consommation globale d'alcool, mais entraînèrent le développement d'un marché noir etc. Par ailleurs, elles contribuèrent beaucoup à l'impopularité de Gorbatchev. Cela m'amène d'ailleurs à formuler un constat et une hypothèse. Le constat est le suivant: le gouvernement tsariste prit en 1915, au début de la Première Guerre mondiale, des mesures visant à limiter la consommation d'alcool, qui furent très impopulaires: deux ans après, la Révolution balayait l'empire. Gorbatchev prenait en 1985 des mesures du même genre, tout aussi impopulaires, et se voyait chasser du pouvoir. L'hypothèse est donc la suivante: la vodka n'est-elle pas ici une valeur sacro-sainte à laquelle on ne saurait s'attaquer impunément? D'où cette interrogation: le gouvernement actuel a-t-il bien mesuré les conséquences possibles des mesures qu'il s'apprête à prendre? J'ai toujours pensé que l'intolérable pour les peuples n'est pas toujours là où l'on croit. Il m'est souvent arrivé de me dire par exemple, pendant les longues années que j'ai vécues en Italie, qu'une seule chose pourrait réellement émouvoir le peuple italien au point d'entraîner un soulèvement populaire: ce serait d'interrompre plusieurs mois durant le championnat de football. Les peuples ont leur opium, et ils y tiennent. Je ne les en blâme pas d'ailleurs. Après tout, font-ils autre chose que ce se conformer à l'impératif formulé par le poète?

Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous! Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.

Baudelaire, Le Spleen de Paris, "Enivrez-vous".

Photo ci-dessus: pêcheurs et, au loin, le port industriel sur la Moskova, faubourgs sud de Moscou, ce matin.

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