J'ai trouvé hier au rayon anglais d'une grande librairie du centre, Knigi, un nouveau livre de Joseph Brodsky. Il s'agit de Less Than One, un recueil de "selected essays", dit le sous-titre, mais certains textes sont plus des récits que des essais, écrits en anglais entre son arrivée aux Etats-Unis et sa mort.
Dans l'un de ces textes, intitulé "In a Room and a Half", il évoque le souvenir de ses parents, qui venaient de mourir l'un après l'autre à deux ans d'intervalle. La lecture de ce texte me rappelle à point nommé des vérités qu'il existe toujours un risque de perdre de vue quand, comme j'essaie de le faire, on s'efforce d'avoir de l'URSS et de l'expérience soviétique une vision plus nuancée que celle qui prévalait durant la guerre froide. La première de ces vérités est que l'URSS était un régime illibéral, où le citoyen était à la merci quotidiennement de l'arbitraire des autorités. On aura beau chercher, et pourquoi pas trouver, mille explications ou même justifications à cet état de fait, toujours est-il qu'il est sain de le rappeler, car l'honnêteté intellectuelle - l'honnêteté tout court - commande d'appeler un chat un chat. Donc, répétons-le, le régime soviétique était profondément illibéral et, même si ni Brodsky ni ses parents n'ont connu le destin tragique de tant d'autres victimes, leurs vicissitudes, précisément dans ce qu'elles ont d'ordinaire, nous donnent une idée de la façon dont, même dans l'URSS post-stalinienne, le citoyen se trouvait désarmé face à l'Etat. J'ai déjà raconté comment Brodsky, en 1964, se vit condamner à cinq ans de travaux forcés, et ce non pas pour des activités politiques, mais sous le simple chef d'accusation de "parasitisme social". (Précisons encore une fois, ici aussi par souci d'objectivité, que cette peine fut réduite ensuite à deux années, même si cela ne change évidemment rien sur le principe). Il raconte dans le texte en question qu'en raison de sa condamnation, ses parents, alors retraités, se virent l'un et l'autre privés de leur pension par une décision administrative, et durent donc se remettre à travailler pour vivre. On reconnaît là un trait typique des régimes autoritaires, qui consiste à tenir pour pénalement responsable des "crimes" d'une personne sa famille et son entourage. J'ai déjà dit ici par ailleurs, comment, après l'expulsion de Brodsky, toutes les demandes de ses parents pour obtenir un visa en vue de rendre visite à leur fils hors d'URSS furent rejetées sans motif, si bien qu'ils moururent l'un et l'autre sans avoir revu leur fils.
Ces vexations, on le sait, ne constituaient en rien une exception mais étaient la règle. On ne sortait pas d'URSS, tout comme on ne sortait pas de RDA. Et, si l'on y pense, c'est un terrible aveu d'échec pour un pays que de devoir interdire à ses citoyens de quitter son territoire (au besoin par les armes, comme la mort de dizaines de personnes tuées en essayant de franchir le mur de Berlin en témoigne), surtout quand ce pays se targue d'avoir réalisé le socialisme (rappelons que la constitution adoptée dans les années 60 déclarait que le socialisme avait été réalisé en URSS). Autre aspect de l'histoire soviétique dont Brodsky montre les conséquences concrètes qu'il pouvait avoir sur la vie de personnes en chair et en os: l'antisémitisme officiel de l'après-guerre, dont on sait qu'il aurait pu déboucher sur des persécutions à grande échelle si Staline n'avait pas eu l'heureuse idée de mourir en 1953 ("complot des blouses blanches" etc.) Brodsky, qui était juif et dont les deux parents étaient juifs, raconte comment en 1948, après près de 10 ans de bons et loyaux services dans la marine militaire soviétique, au sein de laquelle il avait atteint le rang d'officier supérieur, son père fut rayé des cadres parce que, en vertu d'instructions venues d'en haut, il n'était plus permis à des Juifs d'occuper le rang d'officier dans l'armée.
Ainsi, même si, répétons-le, le destin de Brodsky et de sa famille n'a rien que de très ordinaire, et n'a été marqué d'aucun épisode sanglant, il donne à lire en filigrane tout ce par quoi le régime soviétique n'était que la caricature de la société idéale qu'il prétendait incarner.
Dans l'un de ces textes, intitulé "In a Room and a Half", il évoque le souvenir de ses parents, qui venaient de mourir l'un après l'autre à deux ans d'intervalle. La lecture de ce texte me rappelle à point nommé des vérités qu'il existe toujours un risque de perdre de vue quand, comme j'essaie de le faire, on s'efforce d'avoir de l'URSS et de l'expérience soviétique une vision plus nuancée que celle qui prévalait durant la guerre froide. La première de ces vérités est que l'URSS était un régime illibéral, où le citoyen était à la merci quotidiennement de l'arbitraire des autorités. On aura beau chercher, et pourquoi pas trouver, mille explications ou même justifications à cet état de fait, toujours est-il qu'il est sain de le rappeler, car l'honnêteté intellectuelle - l'honnêteté tout court - commande d'appeler un chat un chat. Donc, répétons-le, le régime soviétique était profondément illibéral et, même si ni Brodsky ni ses parents n'ont connu le destin tragique de tant d'autres victimes, leurs vicissitudes, précisément dans ce qu'elles ont d'ordinaire, nous donnent une idée de la façon dont, même dans l'URSS post-stalinienne, le citoyen se trouvait désarmé face à l'Etat. J'ai déjà raconté comment Brodsky, en 1964, se vit condamner à cinq ans de travaux forcés, et ce non pas pour des activités politiques, mais sous le simple chef d'accusation de "parasitisme social". (Précisons encore une fois, ici aussi par souci d'objectivité, que cette peine fut réduite ensuite à deux années, même si cela ne change évidemment rien sur le principe). Il raconte dans le texte en question qu'en raison de sa condamnation, ses parents, alors retraités, se virent l'un et l'autre privés de leur pension par une décision administrative, et durent donc se remettre à travailler pour vivre. On reconnaît là un trait typique des régimes autoritaires, qui consiste à tenir pour pénalement responsable des "crimes" d'une personne sa famille et son entourage. J'ai déjà dit ici par ailleurs, comment, après l'expulsion de Brodsky, toutes les demandes de ses parents pour obtenir un visa en vue de rendre visite à leur fils hors d'URSS furent rejetées sans motif, si bien qu'ils moururent l'un et l'autre sans avoir revu leur fils.
Ces vexations, on le sait, ne constituaient en rien une exception mais étaient la règle. On ne sortait pas d'URSS, tout comme on ne sortait pas de RDA. Et, si l'on y pense, c'est un terrible aveu d'échec pour un pays que de devoir interdire à ses citoyens de quitter son territoire (au besoin par les armes, comme la mort de dizaines de personnes tuées en essayant de franchir le mur de Berlin en témoigne), surtout quand ce pays se targue d'avoir réalisé le socialisme (rappelons que la constitution adoptée dans les années 60 déclarait que le socialisme avait été réalisé en URSS). Autre aspect de l'histoire soviétique dont Brodsky montre les conséquences concrètes qu'il pouvait avoir sur la vie de personnes en chair et en os: l'antisémitisme officiel de l'après-guerre, dont on sait qu'il aurait pu déboucher sur des persécutions à grande échelle si Staline n'avait pas eu l'heureuse idée de mourir en 1953 ("complot des blouses blanches" etc.) Brodsky, qui était juif et dont les deux parents étaient juifs, raconte comment en 1948, après près de 10 ans de bons et loyaux services dans la marine militaire soviétique, au sein de laquelle il avait atteint le rang d'officier supérieur, son père fut rayé des cadres parce que, en vertu d'instructions venues d'en haut, il n'était plus permis à des Juifs d'occuper le rang d'officier dans l'armée.
Ainsi, même si, répétons-le, le destin de Brodsky et de sa famille n'a rien que de très ordinaire, et n'a été marqué d'aucun épisode sanglant, il donne à lire en filigrane tout ce par quoi le régime soviétique n'était que la caricature de la société idéale qu'il prétendait incarner.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire