"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


mardi 21 octobre 2008

Train de vie


Il faut avoir au moins une fois dans sa vie voyagé par le train dans les pays de l'ex-URSS. C'est une expérience qui n'a pas grand chose à voir avec ce que les voyages ferroviaires sont devenus dans nos pays, avec nos TGV certes techniquement performants et agencés par des couturiers de renom (ce dont je me contrefous personnellement), mais complètement dénués de charme et de poésie.
Je veux parler en particulier des trains de nuit. Qui sont d'ailleurs des trains de nuit et de jour parce que dans ces contrées aux distances démesurées, les voyages peuvent durer parfois plusieurs jours et plusieurs nuits. C'est donc tout un style de vie qu'on y trouve, déroutant au début, mais qu'on finit par aimer. En ce qui me concerne, certains de mes meilleurs souvenirs y sont attachés.
Mais parlons d'abord des trains eux-mêmes, du matériel roulant comme on dit dans le jargon technique. Ce sont encore la plupart du temps des trains construits dans les années 60 ou 70 dans des ateliers, à en croire les plaques qu'on y lit, de l'ex-RDA. Ce que j'aime dans ces trains, c'est qu'on n'y trouve pas le plastique et autres matières synthétiques qui donnent à nos trains modernes l'air d'être en toc malgré leur design prétentieux. Non, dans ces vieux trains, c'est encore l'acier et le bois qui dominent. L'acier pour la structure, et le bois pour l'agencement intérieur. A l'intérieur des wagons eux-mêmes, il règne une espèce de luxe vieillot: brise-bise aux fenêtres, tapis à motifs floraux dans les couloirs, housses brodées sur les couchettes, parfois même fleurs en plastiques dans de petits vases fixés à la paroi. Au bout du couloir, un samovar ou un réservoir d'eau chaude pour le thé, qu'on peut commander à tout moment (ainsi que bien d'autres choses prévues ou non par le tarif affiché dans le couloir) au provodnik, employé préposé à la supervision de chaque wagon. (Il y même deux provodniki par wagon dès que le voyage dure plus d'un certain temps). Le provodnik, qui est bien souvent une femme, est un personnage central de ces voyages en train. Il convient d'être en bons termes avec elle ou lui car ils peuvent vous rendre mille petits services qui rendront votre voyage plus agréable: mettre votre bière au frais dans le réfrigérateur dont leur propre petit compartiment est équipé, vous trouver une couchette plus à votre goût etc. C'est également au provodnik que vous pouvez vous adresser sur le quai de la gare si vous n'avez pas trouvé de places libres au guichet, il est bien rare qu'il ne parvienne pas à vous en trouver une, fût-ce dans la seconde couchette de son propre compartiment. Ce service se paie bien évidemment, et vient opportunément arrondir le maigre salaire de notre provodnik. Une autre source de revenus pour lui est d'acheminer des lettres ou des colis que des particuliers lui remettent dans une gare jusqu'à une autre gare du parcours, où le destinataire vient les retirer. C'est moins aléatoire que le service postal - et moins coûteux que DHL.
Comme les gens sont habitués ici à de très longs voyages en train, ils prennent leurs aises, font comme chez eux, mais le tout ne donne pas l'impression de sans-gêne. Il se dégage plutôt une ambiance bon enfant d'immeuble populaire. Les gens commencent pour la plupart par se changer, même quand le train part le matin, pour enfiler des vêtements plus confortables. Presque tous chaussent aussi des pantoufles. (J'ai maintenant mes propres chaussons de voyage, de beaux chaussons marron Made in China achetés au marché de Sébastopol, dont je n'ai découvert qu'après coup qu'ils étaient à l'effigie des petits lapins de Playboy). Les enfants, en été, sont en slip et en maillot de corps, et ils circulent d'un compartiment à l'autre comme s'ils étaient à la maison. Enfin, l'ambiance est celle d'une grande famille, avec d'ailleurs, comme dans toutes les familles, des têtes à claques et des râleurs.
A toutes les gares, le train est assailli de petites gens du lieu qui essaient de vendre la marchandise la plus variée: fruits de leurs datchas, poisson fumé, bière, caviar de contrebande parfois, mais aussi plats préparés et encore fumants. C'est ainsi que lors de l'un de mes premiers voyages en Ukraine je me suis vu offrir par mon compagnon de voyage, un homme d'une soixante d'années, une portion de vareniki (sorte de raviolis fourrés de purée de pommes de terre) qu'il venait d'acheter à une petite babouchka directement sortie d'un roman de Dostoïevski. J'ai quant à moi offert le dessert en mettant au pot commun deux des dix plaquettes de chocolat Lindt que j'avais emportées en prévision de ce genre d'occasions (tant qu'à habiter la Suisse...). Il en a gardé une, à juste titre, pour l'offrir à sa femme ,qui aimait beaucoup le chocolat. Pendant notre repas, il me parlait en russe d'un livre sur Gaetano Ciano, le gendre et ministre des Affaires étrangères de Mussolini, qu'il était en train de lire, et je lui répondais en anglais. Le fait que je ne comprenais pas le russe ni lui l'anglais pourrait vous donner une idée fausse de notre conversation. Au bout du compte, il est souvent moins important avec notre prochain de nous comprendre que de nous entendre, et l'on s'entend toujours devant une ration de vareniki et une plaquette de chocolat au beau milieu de la plaine ukrainienne, surtout si l'on arrose le tout d'une bière opportunément conservée au frais par un provodnik bourru mais bon gars.

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