Un passage de Renan dans sa fameuse conférence sur le thème "Qu'est-ce qu'une nation?", prononcée à la Sorbonne en 1882, pose à sa manière un problème particulièrement actuel, celui de l'équilibre difficile à trouver entre les exigences opposées de la mémoire et de l'oubli en matière politique. "L'oubli, et je dirais même l'erreur historique, nous dit Renan, sont un facteur essentiel de la formation d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été les plus bienfaisantes". Ce que Renan veut dire ici, c'est que les faits que la recherche historique met en lumière peuvent contribuer à raviver des griefs anciens et donc mettre à mal la concorde nécessaire à la paix civile au sein d'une nation. Mais cette remarque me semble valoir au-delà du cas particulier de la nation, et elle pourrait s'appliquer aux relations entre peuples. Dans ces rapports aussi, il semble y avoir des moments où une certaine capacité d'oubli se révèle bénéfique, au risque sinon d'entretenir des plaies qui ne pourront jamais cicatriser. En effet, si le devoir de mémoire, qu'on invoque parfois à tort et à travers aujourd'hui, peut nous imposer jusqu'à un certain point d'étudier le passé pour rendre justice aux victimes des mille injustices dont l'histoire est tissée, il est un point au-delà duquel l'investigation obsessionnelle du passé peut contribuer à entretenir des conflits anciens, voire à en générer de nouveaux. Je ne saurais dire où se trouve le juste équilibre que j'évoquais plus haut, mais je suis convaincu qu'il importe au cas par cas de le trouver, car il faut bien qu'à un moment donné le passé soit effectivement passé.
Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation, Agora, 1992.
Ernest Renan, Qu'est-ce qu'une nation, Agora, 1992.
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