Connaissez-vous le poète
Axel Toursky, cet enfant improbable d'une petite Provençale et d'un Russe fantasque, lequel disparut à jamais peu de temps après la naissance de son fils? Je le tiens pour l'un des plus grands poètes français de l'après-guerre, et, si cela peut vous laisser froid, ce dont je ne vous tiendrai pas rigueur, sachez que le grand
Joë Bousquet avait salué en lui, lors de la publication de son premier recueil, un lyrique de premier ordre.
Je l'ai connu - je veux dire: j'ai entendu parler de lui pour la première fois - quand j'habitais Marseille. J'en dois la découverte à
Julie, ma grande amie aux 80 ans flamboyants, compagne indéfectible de mes petits-déjeuners au café
La Samaritaine, face au port. Elle avait été de ses intimes jusqu'à la mort du poète, survenue en 1970. Elle m'a raconté une foule d'anecdotes à son sujet - c'était ce qu'on appelle un personnage haut en couleurs - mais ce n'est pas de cela que je veux parler aujourd'hui, mais bien de la poésie de
Toursky, qui est la seule chose qui compte après tout.
Ses recueils n'ont pas été rééditées depuis leur parution, et ils sont devenus presque introuvables.
Seghers avait publié une anthologie de ses poèmes dans sa fameuse collection "Poètes d'aujourd'hui", mais elle est elle-même épuisée. J'ai copié de ma main le fragment que vous
pourrez lire ci-dessous, dans l'édition originale du recueil dont il est tiré, que
Julie m'avait prêtée. Il s'agit d'un extrait du poème "Lettre à une inconnue", qui forme "
l'avant-dire" du recueil
Ma Destinée s'achève à l'aube, publié en 1947 si j'ai bonne mémoire.
Ecoutez plutôt...
Laisse-moi te raconter une histoire, une dernière histoire…
Au soir d'une journée amoureuse, dans Nogent, j'avais pris l'un de ces ultimes métros que Paris pousse vers ses portes quand la Seine d'après minuit parle à ses jeunes mortes. Nous étions une quinzaine, tous voyageurs de même condition. Il y avait, parmi les autres, un monsieur parfaitement digne qui soupirait sur "L'Information financière" ; un couple d'adolescents hébétés qui se souriaient de lassitude et de tendresse ; une courtisane que l'heure n'arrachait pas aux travaux de coquetterie ; un ménage quinquagénaire qui dormait ; un capitaine enrhumé ; et, sur les genoux d'une femme curieusement maigre, un bébé gras qui par moments ouvrait la bouche comme s'il allait hurler, et se replongeait aussitôt dans le mutisme satisfait d'un renvoi de biberon. Ce fut à La Pompe qu'un personnage sans chapeau, serré dans un pardessus bleu marine qui lui faisait une bosse insolite sur l'estomac, entra dans le compartiment. Il attendit, resté debout, que la rame eut pris une vitesse suffisante pour écarter toute surprise de contrôle, et tira de son vêtement un violon minuscule, véritable instrument de cirque. Une soudaine attention nous avait tous galvanisés. Luttant contre les trépidations du plancher, composant avec les forces qui le déséquilibraient dans les courbes, l'inconnu se mit à jouer une mélodie perçante et suave à la fois. Il tenait son archet de la main gauche, détail qui paraissait encore affirmer davantage sa miraculeuse étrangeté. Fatigue, futilité, n'étaient plus des nôtres. Nous étions brusquement devenus les passagers interplanétaires de quelque enivrante fusée. Jasmin, Ranelagh, Molitor, parurent à ceux qui les déchiffrèrent des termes vénusiens, d'affolantes courbes képlériennes… Il avait suffi d'une musique à cinq francs pour qu'un sens, indéchiffrable mais certain, ait été accordé à notre nuit.
Aussi les mains furent-elles généreuses quand l'artiste
vint revendiquer furtivement le salaire de sa magie.
Nous nous séparâmes sous un ciel si pur, si noble
que le plus pervers d'entre nous n'aurait pu
concevoir, à cette heure, la haine, la guerre ou
l'intérêt. Nous avions entr'aperçu l'Eden.
Depuis, j'attends ma mort. Et quand
sa présence est trop proche, je réagis
humainement par la vertu dont nous
avait subjugué le violoniste du
métro. J'élève un chant pressé
à la hauteur de ce que nous
aurions pu être tous
les deux. Je m'en-
traîne au silence.
Illustration ci-dessus: Pierre Ambroggiani, Le Clown. C'est Pierre Ambroggiani, peintre provençal auteur d'une oeuvre tout à fait intéressante, qui illustra de magnifiques pointes-sèches (dont je n'ai pas trouvé de reproductions en ligne) le recueil dont le poème est tiré.
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