"It was the best of times, it was the worst of times..."
Charles Dickens. A Tale of Two Cities.


samedi 18 octobre 2008

Quai de gare

Je voudrais raconter aujourd'hui un épisode qui, pour une raison ou pour une autre, est resté gravé dans ma mémoire et n'a cessé de m'accompagner depuis des années. Je me trouvais un jour, il y bien longtemps de cela, sur le quai d'une gare de province du nord de l'Italie. Etait-ce à Mantoue, ou bien à Modène, ou bien encore à Reggio Emilia? Je ne m'en souviens guère, et tout compte fait cela importe peu. Ce dont je me souviens, c'est qu'on était en fin de journée, et que la gare tout entière était comme nimbée des lueurs violettes et orangées d'un soleil de toute fin d'après midi. Je me trouvais donc sur ce quai, à attendre un train, l'un des innombrables trains qu'il m'a été donné d'attendre un peu partout au cours des années. Sur ce même quai, par ailleurs presque désert, quelques robustes ouvriers entre deux âges étaient occupés à je ne sais plus trop quels travaux de réfection. Un train entra alors en gare, sur la voie même où le mien devait arriver un peu plus tard. Il en descendit une femme d'une telle beauté que tous nos regards sans exception se portèrent immédiatement vers elle, comme attirés par quelque force magique. Rien dans le comportement de cette femme, pourtant, n'était fait pour attirer l'attention, non, nulle trace chez elle de cette attitude aguichante qui provoque les regards pour mieux les ignorer avec ostentation. Mais il émanait de toute sa personne une puissance envoûtante qui lui conférait presque la qualité d'une apparition. Elle se mit à marcher, souveraine mais sans morgue, en direction de la sortie, passant chemin faisant devant les ouvriers dont le travail s'était brusquement interrompu à sa vue. Il se produisit alors quelque chose d'inoubliable. Rien, dans les yeux ou dans la conduite de ces hommes pourtant frustes, qui quelques minutes auparavant s'échangeaient des blagues dans le dialecte épais de ces contrées du nord de l'Italie, rien, disais-je, dans leur comportement, n'évoquait en quoi que ce soit la concupiscence. Ils étaient, bien au contraire, comme interdits et frappés de stupeur, et on pouvait lire sur leur visage cette pâleur spéciale qui est le signe de toute émotion réellement profonde. Platon dit que les idées des choses sont déjà en nous à la naissance et que toute connaissance n'est en fait que remémoration, les idées du monde intelligible nous revenant pour ainsi dire à l'esprit quand les objets qui participent d'elles nous apparaissent dans le monde sensible. C'est à cette remémoration, à cette anamnèse qu'il me fut donné d'assister comme de visu ce jour-là chez ces ouvriers que le trouble qui s'était saisi d'eux au passage de cette femme avait rendus muets et immobiles.
L'idée de Beauté, que des années d'une médiocre vie matrimoniale, avec ses poubelles à descendre, ses samedis après-midi au supermarché, ses coïts maussades, avaient fini par enfouir au plus profond d'eux-mêmes, l'idée de Beauté, voilà qu'elle se frayait de nouveau un passage vers leur conscience et qu'elle éveillait en eux cette nostalgie déchirante qui se donnait à voir sur leurs traits presque défaits. La femme finit par disparaître par la porte de la salle d'attente qui donnait sur le quai. Les ouvriers se remirent au travail silencieusement, chacun comme plongé dans ses pensées. Mon train entra en gare, je montai dans un compartiment vide, pris place sur une banquette au tissu élimé. Le train s'ébranla. Le vent, s'engouffrant par les fenêtres grandes ouvertes, faisait danser les rideaux de ci de là. Je sortis un livre de ma valise, l'ouvris, puis le refermai bientôt. Je m'accoudai à la fenêtre. La plaine du Pô, dont la tiédeur végétale pénétrait dans le wagon par bouffées, était déjà presque entièrement plongée dans l'obscurité. Les dernières lueurs du couchant s'accrochaient aux branches ténues des peupliers, là-bas.

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