On a souvent souligné comment les régimes totalitaires, qu'il s'agisse du fascisme, du nazisme ou du stalinisme, avaient, en matière d'architecture et d'art, un même goût pour la démesure et le monumental. Ce
goût, dit-on, ne ferait que trahir la nature profonde de ces régimes, leur holisme radical. La prédilection pour les formes imposantes, voire écrasantes exprimerait concrètement l'essence du monde totalitaire, où l'individu, quantité négligeable, doit se soumettre au tout de la collectivité etc.
Je pense qu'il y a du vrai dans ces analyses, mais je pense aussi qu'il faudrait se demander si certains phénomènes qu'on observe dans les régimes totalitaires au cours des années 20 et 30 ne participent pas de tendances plus générales, qui se manifestaient sous des formes peut-être moins concentrées mais pas moins réelles pour autant dans les pays démocratiques.
Cela tendrait d'ailleurs à prouver que les régimes totalitaires, loin d'être différents par essence des régimes démocratiques, plongent leurs racines dans le même humus, celui de la modernité et de ses pathologies.
J'en veux pour preuve, en ce qui concerne le monumentalisme, ces photos que j'ai prises ce matin.
Il s'agit de deux statues, représentant respectivement un ouvrier et une paysanne, qui flanquent la porte du pavillon principal du parc des expositions Lausanne, dit Palais de Beaulieu, bâti au début des années 30.
On est frappé par leur similitude avec la statuaire soviétique de la même époque. Mêmes dimensions imposantes, même exécution anguleuse, même goût pour le surhumain.
Si on les compare avec les statues d'un ouvrier et d'une kolhozienne de la photo suivante, prise le mois dernier au VDNK, immense parc des expositions de Moscou, construit sous Staline, voué à célébrer les réalisations de l'industrie et de l'agriculture soviétique, on se dit même que ces dernières ont un style plus fluide et moins martial que les statues suisses.
Ainsi, dans les années 30, la paisible Helvétie usait-elle d'un style assez proche de celui que l'on attribue habituellement aux seuls régimes totalitaires.
Au-delà du style, on remarquera aussi que le vocabulaire iconographique est lui aussi très proche.
Dans un cas comme dans l'autre, on a une association entre le principe mâle et l'industrie d'une part, et le principe femelle et l'agriculture, de l'autre.
On ne peut s'empêcher de penser que cette époque apparemment organisée selon les seuls principes de la raison était en fait imprégnée de religiosité, et d'une religiosité païenne qui semble se rattacher par des liens secrets aux cultes de l'Antiquité. Cet ouvrier, n'est-ce pas après tout, une sorte d'avatar de Vulcain; et cette paysanne/kolkhozienne, une sorte de Cérès?